Le 26 avril 1986, le réacteur n°4 de la centrale nucléaire de Tchernobyl explose, libérant dans l’atmosphère des quantités affolantes de matières radioactives. C’est le début d’un véritable calvaire écologique, sanitaire, politique et humain. Quelles ont été les raisons de la catastrophe ? Et ses conséquences ? Voici son récit heure par heure, au plus près des événements.
Trente-six ans après, l’air est encore saturé de radioactivité. La « zone d’exclusion », ce périmètre de sécurité d’un rayon de trente kilomètres établi par les autorités soviétiques autour de la centrale, n’est toujours pas levé. Selon les estimations des scientifiques, il faudra attendre encore 24 000 ans avec que le lieu ne soit totalement décontaminé… Aux abords du réacteur n°4, un fantôme gris dissimulé sous une arche de confinement, les compteurs Geiger s’affolent : la radioactivité y est 40 000 fois plus élevée qu’à l’ordinaire ! Pour comprendre l’origine de la plus grande catastrophe nucléaire jamais connue, il faut remonter au début des années 1970, à l’époque où Tchernobyl n’est qu’un projet sur le bureau des physiciens soviétiques.
Prologue
La construction de la Centrale Nucléaire Vladimir Lénine – c’est son nom officiel – débute en 1972 le long du fleuve Pripyat, à cent kilomètres au nord de Kiev. C’est ici, dans ces steppes ukrainiennes tapissées de forêts résineuses, que les premiers coups de pioche sont donnés. Dans le même temps, on érige la cité avoisinante, Pripyat, « ville de l’atome » qui accueillera bientôt le personnel de la centrale et les nombreuses familles qui l’accompagne (50 000 personnes au bas mot). Il faut attendre plus de dix ans pour que les quatre réacteurs RBMK de Tchernobyl soient opérationnels. Certes, ces modèles typiques des années 1960 ne sont pas réputés pour leur stabilité… mais les autorités soviétiques restent confiantes. Le physicien Anatoly Alexandrov, président de l’Académie des Sciences de l’Union Soviétique, déclare qu’on pourrait même ériger un de ces réacteurs sur la Place Rouge de Moscou ! En outre, côté productivité, les installations de Tchernobyl sont exemplaires : avec 4 000 mégawatts d’électricité, leur capacité de production équivalent à 10% de la consommation ukrainienne.
26 avril 1986, 1h
La centrale nucléaire de Tchernobyl est maintenant opérationnelle depuis plusieurs années. Un incident – minime, dit-on – s’est produit en 1982 dans le cœur du réacteur n°1, mais il a été rapidement réparé et tu, selon la politique de la maison. Ce 25 avril 1986 devait avoir lieu un test, en journée, afin de vérifier la sûreté du réacteur n°2. Un contretemps oblige les employés de Tchernobyl à le repousser à la nuit : c’est donc une équipe inexpérimentée, dépourvue de connaissances pratiques en physique nucléaire, qui va s’en charger. Vers 1h du matin, les employés sont sur le pied de guerre dans la salle de contrôle. Le directeur de la centrale n’a même pas daigné rester. L’expérience est dirigée par Anatoli Dyatlov, l’ingénieur-chef, et outre les petites mains de l’équipe de nuit, sont présents Aleksandr Akimov, qui dirige le shift nocturne, et Leonid Toptunov, un ingénieur-contrôle de vingt-cinq ans.

26 avril 1986, 1h20
Les équipes passent en revue les procédures et la feuille de route. L’objectif est de réduire progressivement la puissance du réacteur afin d’observer sa réaction en cas de panne (de fait, elle a été réduite depuis la veille, date initiale du test, atteignant maintenant 7% de ses capacités). En effet, en cas de coupure de courant, les pompes à eau qui refroidissent le mélange nucléaire ne fonctionnent plus : alors les générateurs auxiliaires, les « diesels », prennent le relais en une dizaine de secondes. Le test vise à vérifier que l’énergie produite par les turbines, encore en mouvement durant ce bref intervalle, suffit à actionner les pompes, assurant la sécurité du dispositif. C’est une expérience de routine.
26 avril 1986, 1h23
Le test commence à 1:23:04. Dans le réacteur non refroidi, la température de l’eau s’élève très vite. Trop vite : le cœur surchauffe, la pression à l’intérieur du réacteur augmente drastiquement en une poignée de secondes. Toptunov, alarmé, le signale à son superviseur. A 1:23:40, comprenant que le cœur s’emballe, Akimov décide d’actionner l’arrêt d’urgence et presse le bouton AZ-5. Les barres de contrôle, censées réguler la fission en absorbant une certaine quantité de neutrons, s’enfoncent vers le cœur du réacteur, mais trop tard : le réacteur est déjà hors de contrôle. Il produit désormais cent fois sa puissance nominale. A 1:23:44, moins d’une minute après le début de l’expérience, une violente explosion retentit. Le couvercle du réacteur, une chape de béton et d’acier lourde de 2 000 tonnes, est instantanément soufflé dans les airs et retombe en travers du réacteur, endommageant le cœur.
26 avril 1986, 1h24
Une colonne de vapeur irradiée s’élève au-dessus du réacteur n°4 à cœur ouvert. Le panache de fumée, dense de particules quatre cents fois plus radioactives que celles libérées à Hiroshima, grimpe à 1 200 mètres de hauteur et lèche bientôt les frontières de la Biélorussie – et plus tard celles de la Pologne, de la Finlande, et d’autres nations périphériques. Alertés par l’explosion, braquant leurs regards vers la centrale incendiée, des témoins voient s’élever du réacteur endommagé un halo bleuté et fluorescent, trouant la nuit. Propagé par les débris, le feu se répand sur le toit du réacteur n°3 voisin. Malgré la gravité de la situation, les opérateurs de la salle de contrôle pensent encore que le cœur n°4 est intact ; ils ignorent qu’ils reçoivent des doses mortelles de radiations qui leur seront fatales sous trois semaines.
26 avril 1986, 1h45
Dans la caserne voisine de Pripiat, une alarme automatique s’est déclenchée. Quatre équipes de pompiers se mobilisent aussitôt. Arrivés sur les lieux, ils découvrent un décor encombré de débris de graphite irradié, de poussière et de fumée. Ils n’ont aucun équipement de protection adéquat : Grigorii Khmel, l’un des soldats du feu, observe ses camarades ramasser distraitement des morceaux de graphite, sans se douter une seconde qu’ils absorbent des quantités léthales de poison. Les brigades combattent les flammes « au goût métallique » (disent-ils) jusqu’à 5h du matin. Atteints de vomissements, de brûlures, de nausées et de sensations de piqûres sur leurs visages, la plupart des pompiers sont évacués vers l’hôpital de Pripyat, ainsi que certains employés de la centrale durement touchés. Sur place, les infirmières sont surchargées de travail et les dosimètres s’affolent. Les radiations viennent des patients eux-mêmes.

26 avril 1986, 6h
Au petit matin, le travail des pompiers est terminé – du moins, on croit avoir réussi à circonscrire l’incendie. Gorbatchev et les autres membres du Politburo soviétique ont été informés dans la nuit de la catastrophe, que l’on cherche à minimiser. Des policiers sont tout de même dépêchés sur place pour couper les routes menant à la cité de l’atome. En outre, la majorité des résidents de Pripyat se réveille sans savoir qu’un accident a eu lieu. Une habitante, Lyubov’ Kovalevskaya, ne reconnaît pas les rues de la ville au lendemain de la catastrophe : « toutes les routes étaient couvertes d’eau et d’un liquide blanchâtre… Tout était blanc, mousseux, même les bords des trottoirs […]. Mais les gens marchaient normalement, il y avait des enfants partout. Il faisait très chaud. »

27 avril 1986, 10h
Par mesure de sûreté, il a été décidé d’interrompre le fonctionnement des réacteurs n°1, 2 et 3. La radiation est maintenant si élevée que les équipements traditionnels de mesure, rescapés de la centrale, sont inutilisables – les doses crèvent les seuils maximaux. Beaucoup d’employés ou de secouristes qui s’aventurent encore dans les décombres n’ont pas conscience des risques auxquels ils s’exposent. En outre, le feu n’est toujours pas complètement éteint, des débris de graphite se consumant toujours çà et là, et le cœur brûlant depuis la veille. Des hélicoptères de l’armée déversent 5 000 mètres cubes de sable, d’argile, de plomb et de bore depuis les airs afin de couvrir le réacteur à vif et d’étouffer les volutes radioactives. Travail délicat : afin de minimiser l’exposition, les équipages n’ont qu’une poignée de secondes pour larguer leur paquetage au-dessus du cœur éventré… Dans la précipitation, ils manquent souvent leur cible. Il faudra deux semaines pour venir à bout de l’incendie.

28 avril 1986, 11h
Des bus, affrétés depuis Kiev, sont arrivés dans la nuit. La présence de nombreux militaires sur place commence à inquiéter les habitants de Pripyat. A 11h, l’évacuation de toute personne dans un rayon de trente kilomètres autour du site est ordonnée par Boris Chtcherbina, vice-président du Conseil des Ministres de l’URSS. Les haut-parleurs résonnent d’instructions qui se veulent rassurantes : « Ne prenez que le strict nécessaire : de l’argent, vos papiers et un peu de nourriture. Aucun animal domestique. Vous serez vite de retour. Dans deux ou trois jours ». La plupart des habitants, qui embarquent dans les bus de l’armée à partir de 14h, ne remettront jamais les pieds sur place.
Pendant ce temps, la décontamination de la centrale se poursuit. L’idée est maintenant de vidanger les piscines nucléaires où s’écoule encore un mélange de matériaux irradiés à 1200°C. Trois ingénieurs s’aventurent dans les corridors inondés de la station pour actionner les valves et vider les piscines. Equipés de combinaisons de plongée, de masques de protection, de lampes torches et de dosimètres, Alexei Ananenko, Valeri Bezpalov et Boris Baranov pataugèrent plusieurs dizaines de minutes dans les couloirs obscurs de la centrale, de l’eau radioactive jusqu’aux genoux ! Fort heureusement, tous trois parviennent à accomplir leur mission et ressortent indemnes.

28 avril 1986, 21h
Le gouvernement soviétique consent enfin à reconnaître l’incident de Tchernobyl dans un communiqué télévisé de vingt secondes. « Il y a eu un accident à la Centrale Nucléaire de Tchernobyl. L’un des réacteurs nucléaires a été endommagé. Les effets de l’accident sont en passe d’être remédiés. Une assistance a été apportée aux personnes affectées. Une commission d’enquête a été mobilisée. » Loin d’être une initiative transparente de la part du Kremlin, il s’agit d’une réponse à un rapport alarmant émis depuis Stockholm, qui signalait une radioactivité inhabituelle charriée par les vents jusqu’en Scandinavie. Fidèles à la culture du secret éprouvée depuis Staline, les autorités soviétiques minimisent l’incident, affirmant que tout est sous contrôle. La suite des événements va leur donner tort.
4 mai 1986
Une nouvelle alerte se fait jour à la centrale. L’uranium irradié libéré du cœur s’enfonce progressivement dans les sols, risquant de contaminer l’aquifère – nappe d’eau souterraine – située sous le réacteur. Au bout du voyage, les matières radioactives pourraient empoisonner la Mer Noire, créant des dommages écologiques sans précédent… Pour stopper l’écoulement, quatre cents charbonniers sont réquisitionnés depuis les mines de Tuba et Dobas, dont le sous-sol est similaire à celui de Tchernobyl. L’objectif : creuser une galerie de 130 mètres puis injecter du nitrogène liquide sous le cœur endommagé afin de le refroidir. Les mineurs s’exécutent et viennent à bout de leur tâche en six semaines. Pendant ce temps, à Kiev, les autorités soviétiques ont décidé de fermer les écoles et invitent les habitants à se confiner chez eux. Le Ministre de la Santé doit bientôt démentir la rumeur selon laquelle la vodka constituerait une protection suffisante contre les radiations…
14 mai 1986
Depuis le début de la catastrophe, douze milliards de milliards de becquerels ont été rejetés dans l’atmosphère. Littéralement brûlée par les radiations, la forêt avoisinant la centrale a pris une étrange teinte rouge et brune, et les arbres sont morts sur pied. Le 14 mai marque le début du travail des « liquidateurs », ces hommes mobilisés pour décontaminer le périmètre autour du site de Tchernobyl. Ils sont entre 200 000 et 800 000 mineurs, soldats, pompiers, à participer à cette vaste opération. Certains arrachent la terre radioactive au bulldozer. D’autres enfouissent les matériaux contaminés – vêtements, outils, débris, jeeps militaires, hélicoptères ayant participé aux manœuvres – dans d’immenses fosses : près de huit cents seront creusées autour de la centrale. D’autres, enfin, sont chargés d’éliminer le bétail et les animaux domestiques qui errent dans la ville-fantôme. Leur ouvrage se poursuivra jusqu’en 1988.

14 décembre 1986
La construction du premier « sarcophage » de Tchernobyl est terminée. Son but : contenir complètement les émissions radioactives de la centrale endommagée. 300 000 tonnes de béton sont englouties dans cet ouvrage titanesque, pour lequel on prend la précaution de protéger les ouvriers derrière des « boucliers » tandis que les grutiers officient depuis des cabines gainées de plomb. On estime alors que ce manteau suffira à protéger l’environnement des contaminations pendant trente ans (et, de fait, la centrale a été recouverte d’un nouveau sarcophage, l’Arche de Tchernobyl, à l’échéance de ce délai, fin 2018). Un premier bilan financier de la catastrophe est avancé : l’accident a coûté au gouvernement soviétique pas moins de 18 milliards de roubles… Un coût économique, mais aussi politique et diplomatique, qui mettra l’URSS face à ses propres défaillances.

Épilogue
Fin 1986, en dépit du remue-ménage médiatique qui continue d’exciter l’Europe, l’exploitation de la centrale de Tchernobyl a repris. Elle se maintiendra jusqu’à la fin de l’année 2000. Le bilan officiel, très nébuleux, fait état de trente-et-uns morts. Seulement ? L’Organisation Mondiale de la Santé dresse en 2005 un bilan plus pessimiste : 4 000 décès. Néanmoins, force est de reconnaître que le nombre de victimes est difficile à estimer. La catastrophe de Tchernobyl aura au moins trois conséquences durables. Un, elle contribuera à la poussée des mouvements antinucléaires, d’où écloront bientôt les premiers partis verts. Deux, elle entraînera un renouveau biologique dans les régions contaminées. Trois, elle sera l’une des causes de l’effondrement du bloc soviétique, signe de son retard technique et d’un mode de gouvernement obsolète. Mikhaïl Gorbatchev, à l’époque Secrétaire général du Parti Communiste, confiera plus tard dans ses Mémoires : « Ce drame a mis en lumière un certain nombre de maux dont souffrait notre système : dissimulation des accidents et des processus négatifs, irresponsabilité et incurie, négligence dans le travail, ivrognerie généralisée. Il constitua un nouvel argument de poids en faveur de réformes profondes. »
Bibliographie
- Nicolas Werth, « Tchernobyl : enquête sur une catastrophe annoncée », L’Histoire n°308, avril 2006.
- Mathieu Nowak, « Pourquoi la centrale nucléaire de Tchernobyl a explosé », Science & Avenir, 1er juillet 2019.
- Jesse Greenspan, “Chernobyl Timeline: How a Nuclear Accident Escalated to a Historic Disaster”, History.com, 15 avril 2019.
- Erin Blakemore, “The Chernobyl disaster: What happened, and the long-term impacts”, National Geographic, 17 mai 2019.
- Serhii Plokhy, Chernobyl. History of a Tragedy, Penguin Books, 2019.