Ce sont des noms qui résonnent comme des coups de pistolet dans la galerie de l’Histoire : Vidocq, La Reynie, Bertillon, Clemenceau… Chacun de ces pionniers a fait progresser la police française (et internationale) vers la modernité. Portrait de cinq flics précurseurs.
Avant d’être centralisée, la responsabilité de la police en France échoit aux baillis, échevins ou consuls de l’Ancien Régime. C’est donc une fonction éclatée territorialement et peu cohérente, donc moyennement efficace… du moins jusqu’à ce que Colbert, adoubé par Louis XIV, ne crée la charge de lieutenant de police en 1667. Depuis, la police française s’est illustrée par des méthodes audacieuses incarnées par des personnages hauts en couleur. Voici leur histoire.
LA REYNIE, PREMIER FLIC DE FRANCE
Oubliez les parterres ciselés et les palais fastueux : le Paris du Grand Siècle n’est pas une ville de lumière. Depuis le Moyen Âge, une ombre est tombée sur la cité. Des quartiers mal famés, gangrénés par la prostitution et le brigandage, tutoient les établissements respectables où la Cour a ses habitudes. Encombrée de boues stagnantes, la ville est un égout à ciel ouvert où sévissent gueux, coupeurs de bourses et mendiants défigurés. Un furoncle, aux dires du Roi-Soleil, qui préfèrerait que sa capitale reflète l’éclat de son règne…

Louis XIV doit prendre des mesures pour redorer le blason de Paris. Par son édit du 15 mars 1667, il réunit en un seul corps la charge de justice et de police, dont la mission consiste « à assurer le repos du public et des particuliers, à protéger la ville de ce qui peut causer des désordres ». Issu d’une famille relativement anonyme du Limousin, Gabriel Nicolas de La Reynie est sélectionné par Colbert pour remplir cette mission. Ni une ni deux, le magistrat se dévoue corps et âme à sa tâche. Il purge les boues qui engorgent Paris, fait paver les rues et réglemente la circulation, déjà foisonnante (plus de 400 000 habitants). Il en profite pour l’éclairer en y faisant suspendre plus de six mille lanternes, ce qui décourage la criminalité : sous sa supervision, Paris devient bel et bien la « Ville-Lumière » aux artères lumineuses. C’est aussi la plus propre d’Europe.
Disséminant ses « mouches » – ancêtres des indics – aux quatre coins de la ville, et jusqu’aux plus profonds cachots, La Reynie tisse un vaste réseau d’informateurs qui le renseigne sur les trafics et les règlements de comptes. Quant aux « cours des miracles », il les fait raser et condamne ses habitants aux galères… Expéditif mais efficace, le lieutenant de police chasse également les pamphlétaires révoltés, et participe aux grands procès du règne de Louis XIV. On lui doit notamment l’arrestation du chevalier de Rohan, en 1674, et l’enquête qui démêlera – quoique partiellement – la ténébreuse Affaire des Poisons. En 1697, après trente ans de services estimés, La Reynie quitte ses fonctions. Le mémorialiste Saint-Simon, dont la plume au vitriol a écorché plus d’un magistrat, immortalise « un homme d’une grande vertu et d’une grande capacité, qui, dans une place qu’il avait pour ainsi dire créée, devait s’attirer la haine publique, [et] s’acquit pourtant l’estime universelle ».
VIDOCQ, LE BAGNARD REPENTI
Il a passé presque autant de temps derrière les verrous que devant. Car Eugène-François Vidocq, fils de boulanger né à Arras en 1775, tombe très tôt dans la petite délinquance. Il se rend d’abord coupable de vols, entre autres menus larcins, avant de devenir soldat ; cependant son tempérament volontiers bagarreur – ainsi qu’une certaine appétence pour le duel – l’excluent rapidement des rangs de l’armée. Vraisemblablement, entre ceux qui font respecter l’autorité et ceux qui la défient, Vidocq a déjà choisi son camp.

En décembre 1796, il est condamné à huit ans de travaux forcés au bagne de Brest pour « faux en écritures publiques et authentiques ». Après plusieurs tentatives infructueuses, il parvient à s’évader. Repris, il est conduit au bagne de Toulon – dont il s’évade de nouveau en 1800. Roi de l’évasion, Vidocq a le chic pour fausser compagnie à ses gardiens : tantôt grimé en gendarme, tantôt en matelot, « cet évadé perpétuel avait l’art de se rendre méconnaissable » (Jean Tulard). On le retrouve pourtant aux prises avec la police parisienne en 1809. Cette fois-ci, impossible de contourner une incarcération ! A moins que…
Germe alors une idée audacieuse dans la tête de cet ancien bagnard : mobiliser son « expérience » de la pègre au service de la police. L’ancien truand offre ses tuyaux aux autorités municipales, et le stratagème fonctionne tant et si bien qu’il est placé – officieusement – à la tête de la brigade de « sûreté », une unité composée d’anciens criminels repentis. Il y multiplie les captures et les coups d’éclat, faisant notamment arrêter ses anciens camarades d’infortune. Gracié par Louis XVIII en 1818, il poursuit inlassablement sa traque des criminels, revendiquant plus de seize mille arrestations au cours de sa carrière. Décrié pour ses méthodes (chantage, rapports truqués, pots-de-vin…), Vidocq est contraint à la démission en 1827.

Cet éternel aventurier se fera un temps entrepreneur à Londres, vendant du papier infalsifiable et des serrures inviolables, puis ouvrira une agence de détective privé à Paris. Il en profitera pour rédiger ses Mémoires, où l’affabulation semble volontiers s’inviter. Qu’importe, la fiction le lui rend bien : personnage taillé pour le roman, Vidocq inspirera à Victor Hugo les figures de Javert et de Jean Valjean (Les Misérables), et à Balzac l’ancien forçat Vautrin (La Comédie Humaine). Entre autres.
BERTILLON, PÈRE DE LA POLICE SCIENTIFIQUE
Bachelier en lettres, toutefois passionné par la médecine et l’anatomie, Alphonse Bertillon intègre les services de police de Paris en 1879, d’abord en tant que « commis aux écritures ». On lui confie une tâche fastidieuse : celle de recopier les signalements des individus interpellés dans la capitale. Puis de les classer. Mais comment procéder, dans ce fouillis administratif où les descriptions restent floues et vagues, n’allant jamais plus loin que « grand » ou « petit », « rasé » ou « barbu » ? Il est alors extrêmement difficile – pour ne pas dire impossible – de coincer les récidivistes…
Qu’à cela ne tienne : Bertillon décide de créer son propre système de classement, autrement plus précis. En 1882, il arrête quatorze mesures spécifiques permettant de déterminer l’identité d’une personne : écartement des yeux, longueur du nez, taille des oreilles… Le « bertillonnage » garantit un résultat optimal, avec une probabilité d’une chance sur trois cents millions de trouver les mêmes mesures chez un autre. Mais les théories de Bertillon ne rencontrent pas immédiatement le succès : son directeur le croit pris « d’aliénation mentale ». Finalement, ses méthodes sont éprouvées en 1883 où elles permettent d’épingler un grand nombre de récidivistes.

En complément, le policier instaure la « photographie anthropométrique », prise de face et de profil dès l’arrivée au commissariat. Des fichiers détaillés, comprenant clichés, état-civil, marques distinctives (tatouages, cicatrices…), mesures anatomiques et plus tard empreintes digitales sont compilés par les services de la Sûreté Générale. Bientôt le préfet Louis Lépine crée le service de l’Identité judiciaire et démocratise la pratique, reprise par les polices du monde entier – notamment le FBI de John Edgar Hoover. « Les malfaiteurs de profession ne peuvent plus cacher leur identité sous de faux noms, ni porter longtemps le masque, se réjouit Louis Puibaraud, membre de la police parisienne, en 1893. La main de la science les tient au collet plus sûrement que celle des gendarmes : une fois saisis, ils sont implacablement étiquetés, et cela pour toujours. »
La fin de carrière de Bertillon sera moins triomphale. Invité à se prononcer en tant qu’expert durant l’affaire Dreyfus, il incrimine l’officier avec des méthodes douteuses. On dénonce son antisémitisme et sa subjectivité. Le scientifique décède en 1914, encore dans l’ombre de ce procès éreintant.
CÉLESTIN HENNION, L’ŒIL DU TIGRE
La France du début du XXe siècle est terrorisée par le grand banditisme. Les « chauffeurs de la Drôme » torturent à Valence, les « bandits d’Hazebrouck » sèment le chaos dans le Pas-de-Calais, et à Paris sévissent les redoutables « Apaches » qui fissurent l’optimisme de la Belle Époque. Face à ces bandes organisées qui dévalisent et assassinent, la police, impuissante, doit se réinventer. C’est la volonté de Célestin Hennion, directeur de la Sûreté générale, qui suggère au « Tigre » Georges Clemenceau – alors Ministre de l’Intérieur – la création de brigades mobiles en 1907. Leur objectif ?
« Faire rechercher et poursuivre par des agents expérimentés se déplaçant rapidement, investis d’une compétence étendue, les malfaiteurs de toutes catégories […] que trop souvent ne peuvent atteindre les polices locales, indépendantes les unes des autres, sans contact de commune à commune, enfermées dans d’étroites et infranchissables juridictions. »
Il s’agit donc de dépoussiérer complètement la police. Capables d’intervenir partout sur le territoire, les cinq cents « mobilards » recrutés sont initiés aux techniques de combat modernes – savate et canne – et utilisent des méthodes de communication et d’investigation pionnières. Téléphone, télégraphe, fiches anthropométriques (issues du bertillonnage), empreintes digitales et, bien sûr, les meilleures automobiles du pays leur permettent de traquer les plus évanescents des criminels. En deux ans et aux quatre coins du pays, ces brigades révolutionnaires procèdent à près de trois mille arrestations, matent les Apaches parisiens et appréhendent la fameuse « bande à Bonnot ». On leur doit aussi l’enquête sur le vol de La Joconde ainsi que l’arrestation du tristement célèbre Landru six ans plus tard. Leurs méthodes pionnières inspireront enfin, en 1923, la création d’Interpol visant à faire coopérer, selon le vœu de Clemenceau, les forces de police internationales.

Certes, la Grande Guerre doit mettre fin au règne des « mobilards », appelés à d’autres priorités de défense nationale… Mais leur succès façonnera les grandes lignes de l’investigation judiciaire. Preuve de cet héritage, le profil d’un tigre et celui de Clemenceau sont immortalisés sur le logo de la Direction Centrale de la Police Judiciaire. Et ce, même si l’ancien ministre désapprouvait son association avec le félin. « Tout en mâchoire et peu en cervelle, disait-il. Cela ne me ressemble pas. »
ROBERT BROUSSARD, L’AMI PUBLIC N°1
Comme tout flic de terrain, rompu aux planques interminables et aux assauts survoltés, Robert Broussard a attendu son heure. Depuis son entrée en tant que stagiaire au commissariat d’Argenteuil, en 1960, il gravit patiemment les échelons. Le 36 Quai des Orfèvres, puis la Brigade criminelle, puis l’Antigang : le policier est devenu commissaire. C’est lui qui négocie la reddition de Jacques Mesrine, le 29 septembre 1973, sur le seuil d’un appartement parisien. Le criminel lui lance un défi : celui de se placer devant la porte, désarmé. Broussard s’exécute, et la porte s’ouvre… découvrant un Mesrine théâtral, cigare aux lèvres et bouteille de champagne à la main.

Ce n’est pas la seule affaire qui défraie la chronique. Broussard lutte contre la French Connection qui supervise, dès 1971, l’exportation d’héroïne vers l’Hexagone. Il démantèle également la toile des frères Zémour, impliqués dans un vaste réseau de prostitution et de trafics en tous genres. Les gros dossiers s’amoncellent sur son bureau. L’enlèvement du baron Empain, en 1978, puis la prise d’otages de l’ambassade d’Irak à Paris, la même année, font les choux gras des médias. Mais le plus gros « coup » de la décennie, c’est le retour de Jacques Mesrine sur le devant de la scène. Évadé de la prison de la Santé en mai 1978, il est traqué sans relâche par la Brigade de recherche et d’intervention du commissaire Broussard. Surpris sur le boulevard Ney en possession d’armes de poing et de grenades, l’ennemi public n°1 est abattu le 2 novembre 1979. Après quinze ans épuisants sur le terrain, Broussard fonde le RAID, unité d’élite de la police française, en 1985.
Écrit en collaboration avec le magazine Histoire & Conséquences #4
Bibliographie
- Eric Perrin, Vidocq, Perrin, 2001.
- Emeline Férard, « Ce qu’il faut savoir sur Vidocq, le célèbre bagnard devenu policier », GEO, 19 décembre 2018.
- Hugues Moutouhe, Jérôme Poirot (dir.), Dictionnaire du renseignement, Perrin, 2018.
- Historia Spécial n°35, « Les super flics de l’Histoire de France », mai-juin 2017.
- Jean-Lucien Sanchez, « Alphonse Bertillon et la méthode anthropométrique », Sens-Dessous, vol. 10, no. 1, 2012, pp. 64-74.
- Valentin Biret, « Alphonse Bertillon, le Français qui a révolutionné la police scientifique et inspiré le FBI », Ouest France, 29 juin 2020.