Le Premier Message Codé de l’Histoire Épargna Un Empire

Vème siècle av. J.-C. : harcelée par les redoutables légions perses, la civilisation grecque est au bord de l’anéantissement. Un seul recours : l’union des provinces hellènes face à l’envahisseur… Avec, en prime, l’un des premiers messages codés de l’Histoire. Récit d’une rébellion à mots couverts.

Difficile à croire pour une société hyper-connectée comme la nôtre, mais il fut un temps où transmettre un message exigeait une patience infinie. Durant l’Antiquité, on employait le plus souvent des courriers, à pied ou à cheval, en guise de textos. Missionnés par des monarques ou des chefs de guerre, ils pouvaient parcourir plusieurs dizaines de kilomètres chaque jour, abandonnant leur monture éreintée à un relais avant d’enfourcher un cheval frais (l’équivalent antique du plein à la station-service). Ce système postal, harmonisé dès le VIème siècle av. J.-C. en Perse, manquait pourtant cruellement de spontanéité et de célérité. Que faire en cas d’attaque-éclair ou d’invasion surprise ? Grecs, Perses et Romains allumaient des feux d’alarme pour transmettre rapidement un message urgent – du style « Troie brûle » ou « Nous sommes attaqués ! ». Dans d’autres parties du monde, tambourins, signaux de fumée ou cornes de brume avertissaient d’une menace potentielle.

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Le saviez-vous ? Le mot « alarme » vient de l’italien all’arme signifiant « aux armes ». Et des signaux de fumée au Bat-Signal, les indicateurs d’alerte ont beaucoup évolué au fil des siècles… (Photos: Domaine public, Nerdist/New Line Cinema, Atlas Obscura)

Mais tous ces signaux trahissent une faiblesse commune : on peut les intercepter. Les messages antiques étaient souvent porteurs d’informations stratégiques ou militaires, donc prompts à attirer les convoitises de l’ennemi. Une escarmouche stoppe la course du messager à cheval, un observateur avisé repère à distance les signaux de fumée, une oreille attentive traduit le cri de la corne de brume. Comment prévenir ces indiscrétions ? Ainsi naquit la cryptographie – l’art de coder les messages pour les rendre incompréhensibles aux yeux du premier venu. Avec une règle d’or : qui maîtrise le code, maîtrise le message. Rapportée par l’historien grec Hérodote, l’une des premières tentatives du genre ne manque pas d’audace…

Les Perses-murailles

Nous sommes en Asie Mineure en 500 av. J.-C. L’Empire Perse naissant est déjà au faîte de sa puissance : il s’étend de Grèce jusqu’en Inde et règne sur plus d’un tiers de la population du globe. Un demi-siècle plus tôt, le roi de Lydie Crésus avait eu la riche idée de se mesurer à sa puissance… D’après la légende, l’oracle consulté à Delphes – une prêtresse qui faisait l’intermédiaire entre les hommes et les dieux – aurait assuré le souverain que « s’il entreprenait la guerre contre les Perses, il détruirait un grand empire ». Confiant, Crésus se lança corps et âme dans cette entreprise périlleuse, qui conduisit effectivement à la perte d’un vaste territoire : le sien.

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Les offensives de la Première Invasion Perse. (Source: Bibi Saint-Pol via Wikipedia, CC BY-SA 3.0)

Plusieurs royaumes, dont la Lydie et l’Ionie (actuelle Turquie), tombent donc sous la suzeraineté perse à l’aube du Vème siècle avant notre ère. Une constellation d’états-vassaux à la tête desquels le roi achéménide Darius Ier a installé ses « tyrans », des dirigeants à sa solde et aux méthodes pour le moins expéditives. En plus de devoir se soumettre à l’autorité perse, les peuples des terres conquises payent de lourds impôts et doivent entretenir les garnisons ennemies ! Les Grecs ne peuvent l’accepter : on murmure qu’une rébellion contre l’oppresseur se prépare. Dans toutes les provinces occupées, les citoyens sont encouragés à chasser leurs tyrans, par la voix, la fourche ou le glaive. Et l’un d’eux sera, contre toute attente, l’artisan de la révolte…

Histiée règne en effet sur la province de Milet, en Ionie. On le dit très (trop ?) loyal envers son redoutable suzerain, Darius Ier. Tant et si bien qu’il finit par recevoir une opportunité d’emploi : conseiller officiel du « Roi des Rois ». Position haut placée. Rémunération intéressante. Localisation exotique : Suse, capitale de l’empire, à deux mille cinq cents kilomètres de là. Histiée saute sur l’occasion mais déchante vite : sa nouvelle profession ne lui convient pas. Le mal du pays ? Peut-être. A distance, il cherche à se rallier à la rébellion qui gronde en Ionie. Ce n’est pas par conviction : il espère que les Perses la réprimeront dans le sang et que Darius, soucieux de tempérer sa diplomatie dans cette partie du monde, réinstallera son poulain sur le trône de Milet. Car c’est Aristagoras, le neveu d’Histiée, qui a pris les rênes de la province en son absence.

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Milet aujourd’hui : durant l’Antiquité, c’était une ville côtière, mais les eaux se sont depuis retirées au-delà des montagnes en arrière-plan. (Photo: Wolfgang Glock/Wikipedia)

Histiée se décide donc à transmettre un message à son neveu, mais doit le faire avec prudence : il se trouve, après tout, au point névralgique de l’influence perse. Les oreilles de l’ennemi auscultent peut-être chaque porte, ses yeux s’immiscent derrière chaque tenture. Darius a déjà montré comment il traitait les rebelles : les « rois menteurs » qui osèrent chahuter son début de règne, trente ans plus tôt, avaient été empalés et énucléés. Histiée frissonne – il garde en mémoire les récits de foules terrorisées et de cadavres suspendus aux murs des forteresses… Comment avertir son neveu sans éveiller les soupçons de l’envahisseur ?

Chauve qui peut

Lui vient alors une idée géniale : il inscrit sur le crâne d’un de ses serviteurs ses instructions pour Aristagoras, et attend patiemment, dans l’obscurité de son sérail, que la chevelure de l’esclave ne le recouvre. Quelques semaines plus tard, le messager incognito fait irruption dans le palais de Milet. Mince, les cheveux longs, le teint négligé, la cape poivrée de poussière, l’homme est éreinté par plusieurs jours de voyage. Questionné par le monarque, le courrier suggère, à la demande de son maître, qu’on lui rase le crâne. Aristagoras exécute la requête et découvre alors, stupéfait, un « tatouage » de la main de son oncle ! Par ce message, Histiée l’enjoint à allumer sans délai la mèche de la rébellion et à unir les provinces opprimées contre l’ennemi perse. Le neveu dévoué ne tarde pas, et déploie ses cavaliers le long des nombreuses ramifications du territoire, où tous délivrent le même appel libérateur.

L’affrontement qui s’ensuit oppose deux camps lourdement armés. Les cités d’Athènes et d’Erétrie apportent un soutien bienvenu aux provinces ioniennes, mais leur intervention ne fait que retarder l’échéance funeste. Car le camp d’en face passe à son tour à l’offensive, mobilisant dans ses rangs les redoutables « Immortels ». Six ans plus tard, Milet tombe à nouveau et ne se relèvera jamais plus.

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Les Immortels : faction de haut niveau, spécialement entraînée et équipée, composée de 10 000 combattants triés sur le volet. Si l’un d’eux est tué, blessé ou tombe malade, il est immédiatement remplacé, d’où le surnom du bataillon légendaire. (Photo: Pergamon Museum, mshamma via Wikipedia)

Dans un empire souillé par le sang et la cendre, les hostilités prennent fin en 493 av. J.-C. Les conflits gréco-perses n’en sont pourtant qu’à leurs balbutiements. Histiée et Aristagoras ont tous deux péri dans le déluge de violence qui déferla avec la révolte. Athènes devra être sévèrement punie pour sa résistance insolente : rancunier, Darius Ier exige qu’un serviteur lui répète trois fois par jour « Seigneur, souvenez-vous des Athéniens » au dîner.

Mais l’empire est sauf : le traité connu sous le nom de « Paix de Callias » (du nom du négociateur athénien qui en fut l’instigateur en 449 av. J.-C.) met un terme à l’invasion perse. La civilisation hellène est préservée, et se prépare à une expansion exceptionnelle sous le règne d’Alexandre le Grand, au siècle suivant. La survie du monde grec tient peut-être à un oracle nébuleux ou à un serviteur poilu… Il s’en est fallu d’un cheveu.


Bibliographie

  • Simon Singh, Histoire des codes secrets (1999), J.-C. Lattès.
  • Pierre Briant, Darius : les Perses et l’Empire (1992), Gallimard.
  • Anton A. Huurdeman, The Worldwide History of Telecommunications (2003), John Wiley & Sons.
  • Hérodote, Histoires (éd. 1850), Livre I, 53, Livre V, 105, trad. Larcher, Charpentier.