Un Visa, Une Vie : Chiune Sugihara, Bureaucrate Héroïque

Il ne fait pas bon vivre en Lituanie en cette année 1940. Comme le reste de l’Europe Centrale, le pays est pris en étau entre les mâchoires de fer de la Wehrmacht allemande, qui donne le ton dès 1939 en annexant la Pologne, et l’Union Soviétique tirant les ficelles des gouvernements communistes voisins. Les Lituaniens n’échappent pas à la règle : à grand renfort de faucille, de marteau et d’affiches de dictateurs embrassant des nourrissons, l’Armée Rouge occupe le pays et commande son gouvernement factice. Collectivisation des terres, censure et allers simples vers les goulags sibériens sont au programme de la politique russe. Du tableau noir. Mais le pire est à venir.

Car l’Allemagne est aux portes de la Lituanie, et se prépare à rompre le pacte de non-agression conclu avec Staline. Des ghettos aux campagnes, la rumeur se répand à travers le pays : les Nazis gagnent du terrain, et avec eux le spectre d’un antisémitisme radical. De quoi inquiéter les 250 000 locaux de confession juive, qui représentent 10% de la population de l’époque – des chiffres notamment grossis par les milliers de réfugiés Polonais ayant fui leur patrie l’année précédente.

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Soldats de l’Armée Rouge envahissant « pacifiquement » la Lituanie en 1940. Par la suite, les Soviétiques censureront pacifiquement la presse, aboliront gentiment toute liberté individuelle, et exécuteront avec le sourire nombre d’opposants politiques.

Pour les habitants, victimes des pogroms et des dénonciations de masse, le temps presse. Un consul néerlandais, Jan Zwartendijk, suggère aux Juifs Lituaniens une terre d’exil pour échapper aux déportations : les Indes orientales – actuelle Indonésie – alors colonie hollandaise. Mais pour l’atteindre, ces derniers doivent obtenir un visa de passage pour le Japon, réputé très difficile à accorder. Ils se pressent alors aux grilles du consulat japonais situé à Kaunas, deuxième ville du pays. Le bureau est dirigé par un homme du nom de Chiune Sugihara, qui prend immédiatement contact avec sa hiérarchie pour être informé de la procédure à suivre. On lui répond qu’aucun visa ne saurait être produit sans que les conditions d’accès – documents en règle et fonds suffisants – ne soient remplies. Que faire ? Laisser les grilles du consulat invariablement closes et attendre que la Shoah ne fauche tous ces demandeurs d’exil ? Ou désobéir aux ordres de ses supérieurs, quelles qu’en soient les conséquences ?

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« Après une longue réflexion, je suis parvenu à la conclusion que l’humanité et la compassion étaient prioritaires. J’ai risqué ma carrière sans hésitation pour m’acquitter de cette mission. »

Sugihara décide donc d’ignorer les consignes de la bureaucratie nipponne. Peut-être, à ce moment précis, que flotte dans sa tête une maxime samouraï qui lui est chère : « Même un chasseur ne peut abattre l’oiseau qui vient trouver refuge chez lui. » Le diplomate, qui se fait vite connaître sous le patronyme « Sempo » pour des raisons de facilité de prononciation, commence alors à émettre quantité de visas aux populations juives de Lituanie qui se pressent au consulat de Kaunas. Dès juillet 1940, avec l’assistance de son épouse Yukiko, cette activité interdite devient son occupation principale. Il passerait, selon les témoignages, entre 18 et 20 heures par jour à rédiger à la main les précieux documents, distribuant chaque journée autant de visas qu’il en était émis en un mois. Malgré les risques encourus (et de sévères crampes aux doigts), le diplomate nippon poursuit sa mission dans l’ombre jusqu’au mois de septembre – où il est finalement mis à pied par sa hiérarchie.

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Les visas signés par Sugihara permettent le transit, via le Transsibérien puis le Japon, des réfugiés lituaniens vers les colonies néerlandaises : Suriname, en Amérique du Sud, et Curaçao, dans les Antilles. Le long de trajet, plusieurs communautés juives se formeront, notamment en Chine qui est réputée pour son ouverture aux confessions étrangères.

Sugihara continue de préparer des visas jusque dans le compartiment de son train à la gare de Kaunas – manquant de temps, il y appose simplement le tampon du consulat et sa signature, avant de jeter les papiers aux individus massés sur le quai. Au total, plus de six mille documents auraient ainsi été distribués, certains permettant à des familles entières de gagner un lieu sûr. « Sempo », quant à lui, enchaînera ensuite les postes de fonctionnaire en Allemagne, en Tchécoslovaquie puis en Roumanie, avant de vendre des ampoules en porte-à-porte après la guerre. Tardivement honoré du titre de Juste Parmi Les Nations, en 1985, il s’éteint l’année suivante dans la relative indifférence de son pays d’origine… Certes, on se souvient plus facilement des héroïsmes que le champ de bataille façonne ; mais ce diplomate nippon aura à lui tout seul ouvert une sortie de secours vers un monde plus juste. Avec des armes bien à lui : un sceau diplomatique et un brin de désobéissance.

 

 


Sources :