Nés au plus près des grands de ce monde, il est des enfants dont la voie est, dès le plus jeune âge, toute tracée. Au sein d’une famille royale, on leur apprendra le respect de l’étiquette et les codes de leur rang. D’autres, de parents haut placés dans les sphères politiques, poursuivront des ambitions carriéristes. Que dire de ceux enfantés par des dictateurs ? Certains prendront leurs marques dans les rouages du pouvoir, préparant la succession du régime… Mais comme il en va souvent des généralités, on leur trouve beaucoup d’exceptions. En voici une.
Iakov Dzhugashvili est le fils aîné de Staline. Sa mère, Kato Svanidze, a succombé en 1907 alors que l’enfant avait à peine un an : ce fut un coup dur pour Staline, survenu deux semaines avant son trentième anniversaire. A son enterrement, le futur dictateur murmure, frappé par le trépas brutal de son aimée : « Cette créature adoucissait mon cœur de pierre. Mais elle est morte, et avec elle sont morts mes derniers sentiments tendres envers l’humanité. » Faut-il y voir un présage des grandes purges et des millions de morts du stalinisme ? En tout cas, cela ne rend pas les choses plus faciles pour rapprocher l’enfant d’un père déjà distant. Le bambin est confié à ses tantes et à sa grand-mère, sans jamais recevoir la moindre marque d’affection de la part de Staline.

Mais Iakov ne souhaite pas pour autant couper les ponts avec son paternel. Quelques années plus tard, il lui présente sa fiancée – elle est juive – dans leur résidence moscovite. Staline entre alors dans une colère noire, et sa furie est telle que la promise de son fils quitte la maison en pleurs, sans promesse de retour. Effondré, ce dernier s’enferme dans sa chambre et ausculte le mobilier à la recherche de son revolver. Il le pointe sur sa poitrine, et tire, mais rate son cœur et épargne sa vie. Tandis que sa belle-mère accourt pour appeler des docteurs en urgence, son père reproche, las : « Il ne sait même pas viser droit. »
En effet, à la suite d’une longue période de deuil – et de prison – Staline a de nouveau pris femme en 1919. Sa seconde épouse, Nadezhda Alliluyeya, n’est pas le coup de cœur qu’il avait ressenti pour Kato deux décennies plus tôt. Le couple se dispute régulièrement, et l’image qu’entretenait Staline d’un esprit révolutionnaire dévoué à la cause de son pays s’émousse peu à peu aux yeux de sa femme. C’est surtout grâce aux témoignages de ses camarades d’université, qui lui rapportent les malheurs du peuple soviétique, que Nadezhda commence à questionner la politique collectiviste de son ambitieux mari. Ce dernier grimpe en effet les échelons du Parti où il poursuit une ascension fulgurante : en 1924, le cadavre de Lénine est encore tiède quand le camarade Staline prend la tête des affaires du pays.

Frustrée d’être en permanence en conflit avec un mari prompt aux infidélités, la vie de Nadezhda ne fait qu’empirer jour après jour. Dans la foulée d’une énième dispute lors d’une réception officielle, elle quitte la table en trombe et se réfugie dans sa chambre au soir du 9 novembre 1932. Le lendemain matin, le peuple soviétique apprendra que la femme du « Petit Père des Peuples » a perdu la vie des suites d’une appendicite. Pourtant, elle s’est logée une balle dans la tête – et elle n’a pas raté son coup.
Justement, un autre membre de la famille du dictateur en puissance doit avoir appris à « tirer droit », puisque Iakov entre peu après dans l’Armée Rouge, au grade de lieutenant. Fera-t-il enfin, en soldat dévoué, la gloire de son père après des années de reproches et d’indifférence ? En juillet 1941, cet espoir se fissure : Iakov est fait prisonnier par les autorités allemandes. (D’autres témoignages soutiennent qu’il s’est rendu, une version que son père ne tardera pas à accepter comme une réalité.) Après deux ans passés à faire les cent pas dans son camp de travail, se liant d’amitié avec une bande de Polonais, une opportunité s’offre à lui. Les Allemands proposent à Staline un échange : contre le retour de son aîné, les Soviétiques devront relâcher le maréchal Friedrich Paulus, capturé à Stalingrad en 1943. « Je n’échangerai pas un lieutenant contre un maréchal, » aurait froidement répondu Staline.

Iakov s’éteint quelques mois plus tard, entre les barbelés du camp de concentration de Sachsenhausen. En ce qui concerne sa mort, le doute est toujours permis, surtout en cette époque troublée. On dit qu’il a été abattu par un garde surprenant une tentative d’évasion. Cependant, des historiens russes ont récemment attesté que la mort de Iakov trouvait son origine dans le massacre de Katyń. Au printemps 1940, près de 22 000 officiers polonais furent secrètement exécutés aux abords de la forêt de Katyń, jusqu’à ce que les soldats allemands exhument leurs corps trois ans plus tard. Bien qu’elle eut été ordonnée depuis le Kremlin – et par Staline lui-même – l’URSS démentira toute responsabilité dans la tuerie jusqu’en 1990.

Iakov, dont nombre des compagnons d’infortune dans le camp étaient polonais, se serait jeté sur une clôture électrique en apprenant la nouvelle du massacre. Le fils indigne du boucher soviétique avait probablement trop de sentiments tendres envers l’humanité pour en prendre la succession.
Bibliographie
- Rupert Colley, The Sad Lives and Demise of Stalin’s Sons (2011), History In An Hour.
- Rupert Colley, Nadezhda Alliluyeva, Wife of Stalin (2012), History In An Hour.