Quand le Monopoly Fit S’Évader des Prisonniers de Guerre

Qui n’a jamais joué au Monopoly ? Ce jeu de société est sans aucun doute l’un des plus célèbres au monde, et tout un chacun a déjà exulté en empochant la cagnotte du « parking gratuit » ou enragé après une banqueroute fictive… Mais que connaît-on vraiment de ce jeu considéré presque comme une institution ?

Pour le savoir, il faut remonter à l’ancêtre du Monopoly, The Landlords’ Game, créé en 1903 par l’activiste Elizabeth Maggie afin de mettre en avant ses idéaux politiques. Selon elle, le jeu illustre très bien les réalités du marché immobilier, de la propriété et de la rente : il démontre que les règles qui les gouvernent ne visent pas à rendre les acteurs du marché égaux, mais bien à contribuer à la création de monopoles dans lesquels peu concentrent la richesse de tous.

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Brevet déposé par Elizabeth Maggie pour The Landlords’ Game, 1904. (Source: Wikipedia)

Bien qu’il ait été conçu avant tout en qualité d’outil pédagogique, le Monopoly divertit déjà des millions de gens dans les années 1930 et s’exporte en Europe avec un succès fulgurant. Seule exception à la règle : l’Allemagne nazie, condamnant son « caractère judéo-spéculatif », enregistre un net recul des ventes sur son territoire. Mais l’entrée du jeu de société dans de nombreux foyers à travers le monde est vite éclipsée par un événement d’envergure ; les plaies européennes, fraîchement cicatrisées, se rouvrent à nouveau et le monde bascule dans le second conflit mondial.

Un remède à l’ennui des prisonniers

De nombreux pilotes alliés sont ainsi capturés et retranchés dans des camps de prisonniers disséminés à travers l’Allemagne. Fort heureusement pour eux, la Convention de Genève a depuis la Grande Guerre ratifié le statut ds prisonniers de guerre en 1929, leur accordant des droits particuliers – une clause spécifie d’ailleurs qu’ils sont autorisés à recevoir des passe-temps ou des jeux afin de s’occuper. Pourquoi ne pas alors jouer à celui que le monde s’arrachait avant que la guerre n’éclate ?

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Charles Edouard Armand-Dumaresq, Signature de la première Convention de Genève, 1864 (Source: Wikimedia). Le traité sera révisé en 1906, 1929 (où il abordera le statut des prisonniers de guerre) puis en 1949, 1977 et 2005 !

En réalité, la demande n’est pas directement venue des prisonniers, mais plutôt d’un homme surnommé « Clutty ». Christopher Clayton Hutton est un ancien pilote britannique de la Première Guerre Mondiale, recruté par le MI9 à l’issue du conflit (sans doute parce qu’il est fasciné par les magiciens et les illusionnistes). Le renseignement britannique chercher justement à réaliser un tour impossible : faire s’évader ses prisonniers de guerre.

Vous êtes libéré de prison

Prouvant qu’il est l’homme de la situation, Clutty propose de dissimuler dans le jeu de société différents outils qui aideraient ses compatriotes à s’évader – et donc, littéralement, de donner du sens à la carte « vous êtes libéré de prison ». Dans le plus grand secret, Hutton et son équipe conçoivent une version alternative du Monopoly, intégrant de nouveaux éléments au jeu original : une boussole, une lime, de la monnaie allemande et française en petites coupures, (dissimulée parmi les billets de banque factices) ainsi que des cartes détaillées du territoire, cachées dans le plateau de jeu.

Les boîtes sont ensuite minutieusement préparées afin de ne pas éveiller les soupçons des gardiens qui, à l’époque, fouillent méticuleusement les colis destinés aux prisonniers. Les paquets sont étiquetés aux noms de fausses organisations caritatives, bourrés demessages d’encouragement à destination des soldats prisonniers. L’un d’eux restera en mémoire de Clutty longtemps après l’événement : « Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. » (Matthieu, 7 :7). En effet, ce verset de la Bible a également vocation à révéler à leurs destinataires la véritable nature du jeu qui leur est envoyé… L’attention accordée aux détails confine presque à l’obsession : ainsi, si une association bidon a son siège social à Liverpool, le contenu du colis qu’elle expédiait est emballé dans des journaux locaux.

Le plan est lancé : les dés sont jetés. Des kits d’évasion sont envoyés en masse dans les camps d’internement allemands, tout comme de nombreux Monopoly authentiques. La consigne est passée de détruire les fausses éditions afin de ne pas trahir le stratagème élaboré par le renseignement britannique. Ce qui eut deux conséquences : le projet restera un secret pendant quarante ans après la fin de la guerre, et les preuves matérielles de son existence demeurent très rares. On estime que quelques centaines à plusieurs milliers de soldats ont réussi à s’évader grâce à l’édition Clutty du Monopoly. Pour une fois, le Monopoly n’aura fait que des gagnants !


Bibliographie