Qui n’a jamais joué au Monopoly ? Ce jeu de société est sans aucun doute l’un des plus célèbres au monde, et tout un chacun a déjà exulté en empochant la cagnotte du « parking gratuit » ou enragé après une banqueroute fictive… Mais que connaît-on vraiment de ce jeu considéré presque comme une institution ?
Pour le savoir, il faut remonter à l’ancêtre du Monopoly, The Landlords’ Game, qui fut dessiné en 1903 par l’activiste Elizabeth Maggie afin de mettre en avant ses idéaux politiques. Selon elle, le jeu illustre très bien les réalités du marché immobilier, de la propriété et de la rente : il démontre que les règles qui les gouvernent ne visent pas à rendre les acteurs du marché égaux, mais bien à contribuer à la création de monopoles dans lesquels peu concentrent la richesse de tous.

Bien qu’il ait été conçu avant tout en qualité d’outil pédagogique, le Monopoly divertissait déjà des millions de gens dans les années 30 et s’exporta en Europe avec un succès fulgurant. Seule exception à la règle : l’Allemagne nazie, condamnant son « caractère judéo-spéculatif », enregistra un net recul des ventes sur son territoire. Mais l’entrée du jeu de société dans de nombreux foyers à travers le monde sera vite éclipsée par un événement d’envergure ; les plaies européennes, fraîchement cicatrisées, se rouvrent à nouveau et le monde bascule dans le second conflit mondial.
Un remède à l’ennui des prisonniers
De nombreux pilotes alliés vont ainsi être capturés et retranchés dans des camps de prisonniers disséminés à travers l’Allemagne. Fort heureusement pour eux, la Convention de Genève a depuis le dernier conflit planétaire abordé le statut du prisonnier de guerre en 1929, et leur a accordé des droits – une clause spécifie d’ailleurs qu’ils sont autorisés à recevoir des passe-temps ou des jeux afin de s’occuper : pourquoi ne pas alors jouer encore à celui qui était tout juste devenu célèbre avant que la guerre n’éclate ?

En réalité, l’initiative n’est pas directement venue des prisonniers, mais plutôt d’un homme surnommé « Clutty ». Christopher Clayton Hutton était un pilote britannique pendant la Première Guerre Mondiale, qui fut recruté par le MI9 à l’issue du conflit, en partie parce qu’il était fasciné par les magiciens et les illusionnistes en tous genres. Et l’intelligence britannique cherchait justement à réaliser un tour impossible : faire s’évader ses prisonniers de guerre.
Clutty démontra tout de suite qu’il était l’homme de la situation : il proposa de dissimuler divers outils qui aideraient ses compatriotes à s’évader dans un jeu de société. Après tout, il admirait le grand Houdini qui avait pris l’habitude de mettre à bas serrures et cadenas ; Clutty savait, d’expérience, qu’il existait toujours un moyen de faire sauter les verrous.
La carte « Vous êtes libéré de prison »
Il décida donc de produire une version très spéciale du Monopoly que l’on enverrait en qualité de “divertissement” aux prisonniers alliés. Hutton et son équipe conçurent (dans le plus grand secret) les éléments à intégrer au jeu original : une boussole et une lime seraient ajoutées aux pions métalliques ; de la monnaie allemande et française, en petites coupures, dissimulée parmi les billets de banque factices ; enfin, des cartes détaillées du territoire, cachées dans le plateau de jeu.

Les boîtes furent ensuite minutieusement préparées afin de rendre ces items invisibles – Clutty le savait, des fouilles systématiques attendaient les colis destinés à ses compatriotes. Les paquets furent étiquetés aux noms de fausses organisations caritatives, et on y ajouta des messages d’encouragement à destination des soldats prisonniers afin de ne pas éveiller les soupçons. L’un d’eux resta en mémoire de Clutty bien après l’événement : « Demandez, et l’on vous donnera ; cherchez, et vous trouverez ; frappez, et l’on vous ouvrira. » (Matthieu, 7 :7). En effet, ce verset de la Bible avait également vocation à révéler à leurs destinataires la vraie nature du jeu qui les accompagnait… L’attention accordée au moindre détail confinait presque à l’obsession : ainsi, si une association bidon était soi-disant basée à Liverpool, alors le contenu du colis qu’elle envoyait était emballé dans des journaux locaux.
Le plan était lancé, les dés jetés. Des kits d’évasion furent transférés aux camps allemands, accompagnés de nombreux Monopoly authentiques. La consigne fut passée de détruire les fausses éditions afin de ne pas découvrir le stratagème orchestré par Hutton et son équipe. Cela eut deux conséquences : le projet resta un secret pendant quarante ans après la fin de la guerre, et les preuves matérielles sont aujourd’hui rares pour étudier la matière plus en détail. On estime qu’un nombre de soldats oscillant entre quelques centaines et plusieurs milliers ont pu s’évader grâce à l’édition Clutty du Monopoly. Pour une fois que le jeu de société ne fait que des heureux !
Sources
- Megan Garber, « How Monopoly Games Helped Allied POWs Escape During World War II », The Atlantic, 9 janvier 2013.
- Erin McCarthy, « How an Intelligence Officer Used Monopoly to Free POWs », Mental_Floss, 19 mars 2015.
- Sam Willis, James Daybell, Histories of the Unexpected: World War II, Atlantic Books, 2019.