Henry Gunther, Tué Une Minute Avant l’Armistice

Le 11 novembre 1918 à 10h59, le soldat américain Henry Gunther tombe sans nécessité sous les balles allemandes. Voici l’histoire du dernier tué de la Grande Guerre – et des nombreux Poilus morts inutilement dans les ultimes soubresauts du conflit.

La nuit picarde est engourdie de nuages. Dans la clairière de Rethondes, en forêt de Compiègne, c’est l’épuisement qui domine : le maréchal Foch, commandant des armées françaises, écrase un bâillement dans la paume de sa main. Après 1560 jours d’un conflit qui a fait 8 millions de morts à travers l’Europe, généraux et décideurs sont lessivés. D’une main lourde, Matthias Erzberger, le représentant de la délégation allemande, appose sa signature en bas du traité : à 5h12 du matin, enfin, l’armistice est ratifié. Les plénipotentiaires des nations belligérantes se lèvent, mais aucune poignée de main n’est échangée.

La « der des ders », cette guerre dont on espérait qu’elle serait la dernière de l’histoire humaine, prend donc fin le 11e jour du 11e mois. Est-ce pour renforcer cette symétrie numérique qu’on a fixé à 11 heures l’entrée en vigueur de l’armistice ? Toujours est-il que les scènes de liesse n’attendent pas l’horaire fatidique pour réveiller le pays : les journaux tricolores impriment des éditions spéciales célébrant la victoire ; des coups de clairon triomphants secouent les tranchées ; à l’arrière, on chante La Marseillaise tandis que les cloches des églises et les sirènes de pompiers répandent la bonne nouvelle.

Derniers combats, derniers soupirs

Hélas, la Grande Guerre n’est pas – encore – terminée. Le maréchal Foch l’a précisé par télégraphe à tous les officiers : les combats ne s’arrêteront qu’à 11 heures tapantes. En attendant, les obus pleuvent. Dans les Ardennes, les mitrailleuses crachent leurs dernières cartouches. « Vers 6 heures 30 circule le bruit de l’armistice, rapporte un soldat engagé dans les ultimes combats de Vrigne-Meuse. À 8 heures 30, l’avis est officiel. Pendant ce temps, on continue à tirer sur le front du régiment et les obus allemands tombent sur Dom-le-Mesnil. Je fais passer la bonne nouvelle au régiment et on attend ! 10 heures 45 : les obus tombent encore sur le village. 10 heures 57 : la mitrailleuse tire encore. »

Quel gâchis ! Supervisée par le général Boichut, la bataille de Vrigne-Meuse coûte la vie à une centaine de Poilus dans les dernières heures du conflit. Craignant qu’on lui reproche ce sacrifice inutile, l’état-major français décidera d’antidater les avis de décès du 11 novembre à la veille, le 10 novembre, afin d’éviter les remontrances de familles endeuillées. Parmi les victimes, Augustin Trébuchon, un berger de 40 ans qui avait survécu à Verdun, au Chemin des Dames et à la Marne, trois boucheries mémorables de 14-18 ; le malheureux est tué vers 10h50, ce qui ferait de lui la dernière victime française de la Grande Guerre. Au même moment, à 80 kilomètres au sud-est de Vrigne-Meuse, une autre unité est à l’offensive : le 313e régiment d’infanterie américaine piétine à Chaumont-devant-Damvillers (Lorraine), tenu en respect par deux mitrailleuses allemandes stationnées à un carrefour. Camouflée dans la brume, l’escouade patiente. Dans quelques minutes, les onze coups vont retentir, et la guerre sera officiellement finie.

Il y a un soldat, toutefois, que cette perspective n’enchante guère. Ancien employé de banque à Baltimore (Maryland) mobilisé en septembre 1917, Henry Gunther fait triste mine : promu sergent quelques mois plus tôt, il a été rétrogradé dans les rangs après avoir recommandé à un ami, dans une lettre, d’éviter la conscription. Il doit se racheter, coûte que coûte, avant que les hostilités ne cessent !

Compte à rebours

Il est 10h59 lorsque sa baïonnette émerge de la brume. A la surprise générale, Henry Gunther a décidé de charger les positions ennemies. Son officier supérieur tente de le retenir. En vain. Ouvrant des yeux ronds, les mitrailleurs allemands l’enjoignent par de grands signes de bras à rester auprès de son unité – en vain. Henry Gunther poursuit sa charge. Quelques secondes plus tard, il est fauché par une rafale inutile. « Presque au moment où il tombait, précisera son dossier militaire, les coups de feu cessèrent et un silence épouvantable régna. »

Considéré comme la dernière victime de la Grande Guerre, Henry Gunther, 23 ans, est entré dans l’histoire pour cette bravade absurde, à quelques secondes du cessez-le-feu. Ses frères d’armes peineront à expliquer son geste. Voulait-il laver son honneur après avoir été déchu de son grade ? Recevoir une médaille pour impressionner sa jeune fiancée, qui attendra inutilement son retour à Baltimore ? Espérait-il doucher, par un acte héroïque, le sentiment antiallemand qui persistait dans les rangs, lui dont les grands-parents avaient quitté l’Allemagne pour le Maryland à la fin du XIXe siècle ? On ne le saura jamais.

HOMMAGE. Dans sa ville natale de Baltimore, une plaque commémorative célèbre Henry Gunther « pour son courage exceptionnel et ses actions héroïques ». (Credit: Concord via Wikimedia Commons/CC BY SA 3.0)

En fin de compte, la gloire qu’il espérait reconquérir, Henry Gunther l’obtiendra dans la mort. Car c’est à titre posthume qu’il recevra la Distinguished Service Cross et sera restauré dans son grade de sergent. Anecdotique à l’échelle du conflit, son histoire rappelle les vains sacrifices consentis dans les ultimes soubresauts de la Grande Guerre. Les historiens estiment que le 11 novembre 1918 a fait environ 11 000 victimes sur le front occidental – encore un multiple de onze – dont près de 3 000 morts.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie