Quand On Brûlait Des Comics Aux États-Unis

Batman, Superman, Wonder Woman… En dépit d’un succès fulgurant dans les kiosques américains, leurs aventures sont brûlées en place publique dans les années 1950. Pourquoi ? Parce qu’ils exerceraient une influence néfaste sur les jeunes esprits influençables…

Berlin, mai 1933. Des brasiers gigantesques s’élèvent au cœur de la capitale allemande, projetant des ombres inquiétantes autour de la place de l’Opéra. Des ombres démesurées, monstrueuses. Les nazis fraîchement élus ont ordonné de rassembler tous les titres représentant « l’esprit non allemand » et de les brûler en place publique. C’est chose faite. Des flammes de plusieurs mètres de haut lèchent les reliures de Freud, Einstein, Hugo, Hemingway… « Contre la décadence et la déchéance morale ! » vocifère un étudiant en livrant une dizaine de manuscrits au bûcher.

SANG D’ENCRE. La nuit assassine du 10 mai 1933 sur l’Opernplatz (aujourd’hui Bebelplatz) de Berlin, « Là où on brûle les livres, on finit par brûler les hommes » prophétisait Heinrich Heine en 1821 : les œuvres du poète font partie des titres carbonisés. (Credit: Bundesarchiv, Bild 102-14597 / Georg Pahl / CC-BY-SA 3.0)

La scène est tragique. Jeter un livre au feu tient déjà du geste meurtrier. En cette nuit impitoyable, ce ne sont pas seulement les mots, mais bien la connaissance, la tolérance et l’humanité qui se consument. Les colonnes de cendres grises tourbillonnant au-dessus de la place de l’Opéra seront bientôt supplantées par la fumée des crématoires… On aurait pu croire que l’épouvantail nazi servirait d’exemple. De repoussoir. Pourtant, les flammes des autodafés ne s’éteindront pas avec l’armistice : quinze ans après la fatidique nuit berlinoise, une nouvelle rumeur d’incendie pointe… de l’autre côté de l’Atlantique. A Pendleton, Los Angeles, Auburn, Buffalo, Memphis, Indiana, les flammes dévorent de nouveaux titres entre 1948 et 1954. Sauf que ce ne sont plus les œuvres « non allemandes » qui sont persécutées, mais de purs produits américains. Au milieu des pages noircies, on distingue des costumes moulants, quelques onomatopées… et le visage brûlé de Superman.

Pulp frictions

Figures de proue de la littérature pulp qui se démocratise aux États-Unis dans les années 1920, les superhéros et superhéroïnes sont les produits d’une époque angoissée. Sonnée par la Grande Dépression, la population américaine se tourne vers ces magazines bon marché, tirés sur du papier de mauvaise qualité (le terme « pulp » désigne les résidus de fibres de bois utilisés dans leur fabrication), pour s’évader d’un quotidien morose. Superman puis Batman, héros vengeurs pourfendant l’injustice, sont les premiers-nés de cette période tourmentée (1938-39), talonnés par Captain America et Wonder Woman (1941).

Le succès est au rendez-vous. En quelques années, des dizaines de personnages hauts en couleur inondent les kiosques, et l’industrie prospère : en 1948, elle enregistre 72 millions de dollars de ventes sur l’année – une somme considérable si on la rapporte au prix de vente des comics, entre 10 et 50 cents l’unité… Cette nouvelle forme d’art, cependant, est loin de plaire à tout le monde. Les milieux conservateurs s’inquiètent de voir leurs enfants dévorer des aventures où des héroïnes en petite tenue sont secourues par des mâles bodybuildés, le tout dans un grand déluge d’hémoglobine. Et si ces influences s’avéraient dangereuses ?

Wertham vs. Superman

C’est ce que semble penser le psychologue d’origine allemande Fredric Wertham. Praticien au sein d’une clinique d’Harlem, ce dernier catalyse la colère populaire en publiant Seduction of the Innocent (1954), ouvrage dans lequel il accuse les comic books de corrompre la moralité des jeunes. « Meurtres, crimes et trafics de drogue sont proposés aux enfants dans une littérature que les défenseurs de la bande dessinée appellent la version moderne des histoires des frères Grimm, de Hans Christian Andersen ou de la Mère l’Oie, s’insurge-t-il. Mais y a-t-il des héroïnomanes chez Grimm, des fumeurs de marijuana chez Andersen ou des trafiquants de drogue chez la Mère l’Oie ? »

Son idée fixe : selon lui, la lecture de ces magazines favoriserait la délinquance juvénile. Citant quelques faits divers dans lesquels de jeunes lecteurs auraient commis des actes répréhensibles, Wertham appelle à leur censure généralisée. Mais puisque 91 à 95% des enfants de 6 à 11 ans lisent alors des comic books, comment s’étonner que certains délinquants soient aussi des lecteurs ?

Même si ses propos ne sont étayés d’aucune preuve solide (il sera révélé plus tard qu’il avait fabriqué les éléments à charge de son étude), Wertham parvient à enflammer la bonne conscience de l’Amérique conservatrice, alors en pleine chasse aux sorcières maccarthyste. Parents superstitieux, politiciens fascisants, clubs de scoutisme et évangélistes vont jusqu’à organiser des bûchers de comics à travers les métropoles américaines, encourageant les enfants à y jeter leurs magazines favoris ! « La dépravation pour les enfants : 10 centimes l’exemplaire » peut-on lire en couverture des journaux…

PAPIERS, S’IL VOUS PLAÎT. A Rumson, dans le New Jersey, le maire remet des récompenses aux boy scouts qui récoltent le plus de comics – le gagnant recevant le privilège d’allumer le bûcher lui-même. (Credit: Pouazity3 via Wikimedia Commons/CC BY-SA 3.0)

Relayées par les grands médias nationaux, les inquiétudes de Wertham allument de nouveaux bûchers entre 1948 et 1954. La controverse finit par prendre la direction du Sénat, où le psychologue endosse le rôle de témoin à charge : « je pense qu’Hitler était un débutant comparé à l’industrie du comic book, déclare-t-il. Elle s’attaque aux enfants beaucoup plus tôt. Elle leur enseigne la haine raciale à l’âge de 4 ans, avant qu’ils ne sachent lire. » Pour s’épargner une mauvaise publicité qui précipiterait l’industrie dans la tourmente, les géants des comics books doivent réagir. Ils établissent la CCA (Comics Code Authority), un ensemble de règles gouvernant désormais la publication des magazines.

Cette nouvelle réglementation est à l’image du professeur Wertham : traditionaliste, ennuyeuse, moralisante. Parmi les choix éditoriaux préconisés, il devient nécessaire de faire triompher les gentils à la fin (de peur de glorifier les bad guys) et de bannir goules, vampires, zombies et autres créatures surnaturelles des petites cases. Autres victimes : les protagonistes féminins. « L’inclusion de femmes dans les histoires est spécifiquement découragée, précise un mémo de National Comics (futur DC) en 1954. Les femmes, lorsqu’elles sont utilisées dans la structure de l’intrigue, doivent avoir une importance secondaire et être dessinées de manière réaliste, sans exagération des qualités physiques féminines. »

Mariage forcé pour Batman

Aucune publication n’est épargnée. On dénonce le caractère « fasciste » de Superman, s’alarme des tendances sadomasochistes de Wonder Woman, vilipende les ambiguïtés homoérotiques de Batman & Robin… Pour recevoir le sceau d’approbation de la CCA, le contenu doit être aseptisé, standardisé, évacuant toute violence ou vulgarité. C’est à cette époque que Wonder Woman, figure d’émancipation très appréciée des jeunes Américaines, est contrainte de retourner à son foyer… pour s’occuper de sa progéniture. Batman et Robin reçoivent quant à eux des petites amies, respectivement Batwoman (1956) et Bat-Girl (1961), afin de dissiper tout malentendu quant à leur sexualité !

Sans surprise, la purge saigne le marché des comics. Entre 1954 et 1956, près de la moitié d’entre eux s’évapore des kiosques, poussant des centaines de scénaristes, de dessinateurs et de coloristes au chômage. La politique conservatrice de la CCA poursuivra son emprise jusqu’à la fin des années 1980, bannissant notamment les personnages transgenres et LGBT, forçant les géants de l’industrie à explorer des avenues créatives assez convenues. Une transgression ultime de l’esprit original des pulps, dont le contenu subversif et provocateur devra rester au tiroir jusqu’à la résurgence de comic books plus sombres (Watchmen, Daredevil, Punisher…) dans les années 90. L’incendie aura duré un demi-siècle.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie