A l’origine du bâtiment emblématique, Antoine Crozat, grippe-sou notoire du XVIIIe siècle qui a fait fortune dans la traite négrière. Portrait d’un homme controversé dont l’empreinte est encore visible de nos jours dans la capitale tricolore.
Siège de la République française, l’Élysée incarne à la fois le prestige et la dignité des plus hautes fonctions publiques. Situé au 55 rue du Faubourg Saint-Honoré, au cœur du VIIIe arrondissement, « le Château » stupéfie les visiteurs par la quiétude de son parc, ses salons engourdis de tapis, et sa cour de gravier où les puissants se saluent – plus ou moins sincèrement – sous les flashs des photographes. Hélas, derrière sa façade de pierre blanche, les origines de ce lieu emblématique sont bien sombres, et le tapis rouge qui s’en écoule a la couleur du sang… Lorsque le comte d’Évreux, Henri de la Tour d’Auvergne, fait l’acquisition du site en 1718, il n’y trouve aucun palais – seulement un terrain marécageux où l’on cultive des courges. L’avenue des Champs-Élysées n’est à l’époque qu’un sentier bordé de pauvres chaumières ! Pour financer sa nouvelle demeure, le comte fait appel à son beau-père, Antoine Crozat, surnommé « l’homme le plus riche de Paris ». Et pour cause : ce dernier est à la tête d’un patrimoine estimé à 20 millions de livres.
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Fonds propres et argent sale
De toute évidence, on n’amasse pas fortune aussi considérable – équivalente à 300 milliards d’euros aujourd’hui – sans être bien né… Et pourtant, Antoine Crozat n’est que le petit-fils d’un marchand de chaussettes d’Albi. D’origine modeste mais dévoré d’ambition, il prend sa revanche dans l’ascenseur social : Crozat se fait banquier, puis collecteur d’impôts, saisissant toutes les opportunités de s’enrichir. Un commerce très lucratif va faire sa fortune : la traite négrière…
A l’époque, les populations noires d’Afrique sont considérées comme des « biens meubles » dont les Occidentaux peuvent disposer à leur guise. Arrachés aux villages de la côte, près d’un million et demi d’Africains sont embarqués sur des navires battant pavillon français à destination des colonies. On estime que 13% d’entre eux périssent durant la traversée de l’Atlantique. Mis à prix sur les marchés aux esclaves antillais, ils sont envoyés mourir dans les plantations de sucre ou de tabac. A Saint-Domingue, future Haïti, il y a 15 esclaves pour 1 colon dès la fin du XVIIIe siècle. La France est alors le troisième empire esclavagiste au monde, talonnant la Grande-Bretagne et le Portugal. L’essor de cet odieux commerce réjouit forcément Antoine Crozat : il est actionnaire des Compagnies de Guinée et de Saint-Domingue, deux actrices majeures du commerce triangulaire… Mieux, en 1700, le négrier obtient le privilège de l’asiento qui lui accorde le monopole du trafic d’esclaves avec les colonies espagnoles. Alors les rafles se multiplient… et l’argent sale coule à flots.

Pour Antoine Crozat, en effet, ces milliers d’hommes et de femmes arrachés à leurs foyers (et dont l’espérance de vie plafonne à 35 ans) ne sont qu’une ligne dans un livre de comptes bien rempli. Grippe-sou notoire, l’argentier fait aussi commerce de tissus précieux, de blé, de sucre et de tabac, prête avec intérêt aux puissants du royaume, et s’abandonne aux spéculations et aux détournements de fonds si nécessaire. Crozat n’a pas plus de scrupules que de créanciers. Miracle : la consécration tant espérée arrive en 1705. Contre 70 000 livres, « Crésus-Crozat » (comme le surnomme Voltaire) a acheté la charge de conseiller du roi Louis XIV, prenant enfin ses distances avec ses origines roturières. Il peut enfin jouer jeu égal avec la noblesse. Pour consolider sa position, il marie sa fille Marie-Anne, âgée de 12 ans, à l’un des meilleurs partis du royaume : le comte d’Évreux, désargenté mais issu d’une des lignées les plus prestigieuses d’Europe. L’union est scellée en 1707, assortie d’une dot de 2 millions de livres.
C’est sur cette enveloppe considérable que le nouveau marié – qui a vingt ans de plus que sa promise – va lancer la construction, en 1718, d’un somptueux hôtel particulier dans un faubourg désolé de Paris. Deux ans plus tard, « l’hôtel d’Évreux » est inauguré en grande pompe. On l’appelle désormais palais de l’Élysée… Quant à Antoine Crozat, il s’éteint en 1738 dans son hôtel particulier de la Place Vendôme. Le bâtiment héberge aujourd’hui le Ritz.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Pierre Ménard, Le Français qui possédait l’Amérique, le Cherche-Midi, 2017.
- Julie Renson Miquel, « L’histoire hors norme d’Antoine Crozat, homme le plus riche de France au XVIIIe siècle », France Culture, 19 septembre 2020.
- Frédéric Granier, « Esclavage : 1642, et la France devint une puissance négrière », GEO.fr, 21 mars 2019.
- Stéphane Bonnefoi (dir.), « Au nom du sucre, crimes et profits », France Culture, 10 mai 2021.
