De 1861 à 1865, les jeunes États-Unis s’enfoncent dans la guerre civile. Aux nombreux blessés agonisant sur le champ de bataille, les docteurs distribuent opium et morphine à volonté… Engendrant la première crise opioïde de l’histoire moderne.
De tout temps, la guerre a rimé avec l’utilisation de drogues. Censées apaiser le guerrier à la veille de l’assaut, décupler ses capacités le jour J ou atténuer ses douleurs au terme du combat, ces substances ont toujours circulé en marge du champ de bataille. Dès l’Antiquité, des hoplites grecs avinés se dopaient au « courage liquide ». De l’autre côté de la planète, les guerriers incas s’enivraient de pulque, un sirop d’agave fermenté. Il paraît même que certains féroces Vikings ingéraient une plante hallucinogène, la jusquiame noire, pour entrer dans une transe meurtrière à l’aube de la bataille !
De telles pratiques se sont maintenues jusqu’au XXe siècle. Pendant la Grande Guerre, les Poilus français se saoulent au vin aigre avant de monter en première ligne. Quelques décennies plus tard, les conducteurs de Panzer allemands avalent des chocolats bourrés de psychotropes. Même les soldats du Vietnam ingurgitent un cocktail de marijuana, de cocaïne, d’opium et d’héroïne qui les conduit parfois à mélanger leurs ennemis et leurs alliés…
La mécanique de l’horreur
Entre ces deux chapitres historiques s’insère une guerre moins médiatisée mais essentielle dans la compréhension du phénomène. De 1861 à 1865, les États-Unis se déchirent dans une lutte sanglante entre Union (au nord) et Confédération (au sud) qui coûtera 750 000 vies à la jeune nation. La Guerre de Sécession est unique en son genre : adoptant les usages des batailles napoléoniennes, avec ses boucheries ordonnées et méthodiques, elle introduit aussi des armes redoutables. Le fusil à canon rayé et le fusil à répétition, une batterie diversifiée de canons, les premiers sous-marins militaires, ainsi que des prototypes de grenades et de mines terrestres font leur apparition dans les mains des soldats.
Autre nouveauté : la Guerre de Sécession démocratise la balle Minié, inventée quelques années plus tôt par un officier de l’armée française. Cette munition rend les fusils des belligérants beaucoup plus efficaces : permettant un tir très précis sur un demi-kilomètre de distance, la balle Minié fracasse les os et contraint très souvent les chirurgiens à l’amputation. Bref, le premier conflit majeur de l’ère industrielle allait engendrer une quantité affolante de blessures à traiter par des médecins débutants…

Ce n’est pas la seule tâche qui pèse sur leurs épaules. Davantage que les balles, les maladies et les infections sont à craindre. Surgissant de plaies profondes et empoisonnées, la septicémie et la gangrène font des ravages : dans les hôpitaux de fortune qui jalonnent le front, rares sont les chirurgiens à se laver les mains entre deux amputations… Mais ce sont surtout la malaria, la variole, la fièvre typhoïde, la rougeole et la dysenterie qui emportent les hommes plus sûrement que le feu des canons. Ces pathologies représentent deux tiers du total des victimes militaires !
Lentes à réagir, les autorités sanitaires traitent ces affections maladroitement, avec les moyens du bord, principalement à l’aide d’opiacés jugés à l’époque « aussi importants au chirurgien que la poudre à canon aux munitionnaires ». La morphine est prise oralement, en poudre diluée dans une rasade d’eau croupie ou de whisky, voire frottée directement sur les plaies ouvertes. L’opium est également prescrit en masse aux gueules cassées et aux malades sous la forme de capsules ou de suppositoires. Et l’avalanche de blessés fait planer la menace d’une overdose : en 1865, un rapport du Ministère de la Guerre observe que les Unionistes ont reçu pas moins de 10 millions de comprimés d’opium durant le conflit !
Very Bad Trip
Mais le pire est à venir. Certes, dans un premier temps, la prescription de psychotropes a permis d’apaiser les souffrances des blessés, et même de faciliter le rétablissement de ceux qui, boitillant sur des béquilles, célèbrent la réconciliation du pays. Mais les survivants se retrouvent vite dépendants du cocktail chimique qui a accompagné leur convalescence. Or, dans la société américaine d’après-guerre, un tel comportement, assimilé à l’alcoolisme, est jugé immoral : marginalisés, de nombreux vétérans sont contraints à la solitude, au vagabondage ou à l’errance. Ceux qui ont encore accès à des drogues s’adonnent à l’automédication, risquant l’overdose, ou se noient dans la boisson. D’autres sont internés dans des asiles psychiatriques où ils reçoivent un traitement inadapté. On estime que près de 400 000 vétérans sont devenus junkies au sortir de la guerre.

A la fin du XIXe siècle, cette addiction clandestine que l’on a surnommé « maladie de l’armée » prend des proportions affolantes. Elle touche désormais une majorité de femmes. Pourquoi ? Désormais disponible sur prescription (voire librement dans certains magasins : à l’époque, même le Coca-Cola contient de la cocaïne), l’opium et ses dérivés viennent apaiser les crampes menstruelles, les quintes de toux ou les fièvres bénignes… Dans les années 1870, les médecins mobilisent ce médicament-miracle à chaque consultation, ou presque, même si ses effets secondaires commencent à inquiéter l’opinion. En 1895, trente ans après la conclusion de la Guerre de Sécession, on estime qu’un Américain sur 200 est accro aux opioïdes…
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
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