La Grève de l’Hygiène, La Sale Guerre de l’IRA

Vers la fin des années 1970, à défaut de se faire entendre, les prisonniers de l’Armée républicaine irlandaise se sont faits sentir.

« Tiocfaidh ár lá ! »

La réplique éclate comme un coup de poing dans le ventre de la prison de Long Kesh, en Irlande du Nord. L’homme qui la prononce est faible : les traits émaciés, les yeux cernés de noir, les cheveux en bataille tissés de nœuds. Mais la voix reste forte, déterminée. Dans leurs cellules maculées d’excréments, quelques dizaines d’Irlandais en haillons, presque nus, reprennent ce slogan nationaliste à pleins poumons.

« Notre jour viendra ! »

Cela fait plusieurs semaines que les détenus de Long Kesh, incarcérés pour divers crimes et délits commis au nom de l’Armée républicaine irlandaise (IRA), se sont engagés dans une grève de l’hygiène. Tous refusent de quitter leurs cellules pour se doucher ou aller aux toilettes. Il plane dans l’air une odeur épaisse d’urine et d’excrément : les geôliers affichent un masque de dégoût. « On ne permettrait guère à un animal de rester dans de telles conditions, observe le cardinal catholique Tomás Ó Fiaich à l’été 1978. Dans deux de ces cellules, j’étais incapable de parler de peur de vomir. »

Les raisons de la colère

La « dirty protest » a commencé entre 1976 et 1978. Cela fait alors près de dix ans que la guerre entre loyalistes britanniques et nationalistes irlandais bat son plein. D’un côté, les nationalistes, à majorité catholique, réclament l’autonomie de l’Irlande du Nord et son affranchissement de la tutelle britannique – et c’est l’IRA, son bras armé, qui appuie cette volonté par des actions de guérilla urbaine. De l’autre, les unionistes nord-irlandais, protestants pour la plupart, souhaitent rester dans le giron de la Couronne et ne se satisfont pas d’une Irlande unifiée. Et entre les deux camps, il y a Belfast et Derry, des ghettos catholiques labourés de jets de pierre à la tombée de la nuit, des murs de la paix couvert de slogans et de barbelés, des manifestations écrasées dans le sang, des cagoules de l’IRA sur les toits.

PAS DE CAPITULATION. Une bannière loyaliste orne un immeuble en ruines dans le quartier de Shankhill, à Belfast, en 1970. Des murs séparant les quartiers unionistes (partisans de la réunification) et loyalistes (favorables à la tutelle britannique) quadrillent Belfast : on les appelle « peace lines ». (Credit: Fribbler via Wikipedia/CC BY-SA 3.0)

Depuis la partition de l’île, en 1921, on n’a pas su résoudre la question nord-irlandaise. Alors la manière forte prévaut. L’IRA pose des explosifs, tue aveuglément, tire à vue sur les patrouilles de l’Union Jack. Les Britanniques emprisonnent sans procès préalable (parfois sans l’ombre d’une preuve non plus) et dispersent les marches républicaines à coup de matraque ou de balles en caoutchouc. Dans un tel contexte, il n’y a pas d’innocents. Seulement des victimes.

Au cœur du Labyrinthe

Pour mater l’insurrection nationaliste – les frappes de l’IRA s’intensifient au début des années 1970 –, les Britanniques raflent suspects et civils par centaines et les jettent en prison. Celle de Long Kesh, dans le comté d’Antrim, surnommée Maze (« le labyrinthe »), accueille la plupart des dignitaires de l’IRA. On leur refuse toutefois le statut de prisonniers politiques : ils sont considérés comme des terroristes, non comme les membres d’une armée de libération. Avec la perte de ce statut de combattants de la liberté, c’est toute la légitimité de leur cause qui s’effondre – en plus d’aggraver leurs conditions de détention, plus sévères pour les détenus de droit commun.

Ce qui nous ramène à la fin des années 70 entre les murs du H-Block barbouillés de déjections et de restes alimentaires. La grève avait commencé par un simple refus de l’uniforme des condamnés de droit commun : une protestation silencieuse et nue. Condamné à trois ans de prison en 1976, Kieran Nugent est le premier à refuser l’habit. « Ils devront me le clouer dans le dos » réplique-t-il à ses gardiens. De fil en aiguille, la protestation s’étend à l’ensemble de la prison.

H DE GUERRE. Photo aérienne de la prison de Maze, Irlande du Nord, et de son motif caractéristique en H. C’est ici qu’a eu lieu l’évasion la plus grave de l’histoire britannique : 38 détenus affiliés à l’IRA s’en sont échappés en septembre 1983, faisant vingt blessés et un mort… (Credit: Charles McQuillan / Getty Images Europe via AFP)

Alors les prisonniers se promènent nus, la taille seulement enveloppée d’une couverture déchirée. Avec quelles conséquences ? Aucune. Les gardiens laissent faire les blanketmen ou, pire, répondent à la provocation par les brimades, les passages à tabac et les privations. Pour sauver leur amour-propre, les grévistes devront donc aller plus loin dans le délabrement – jusqu’à l’animalité.

Retour en crasse

466 détenus se lancent aussitôt dans une « grève de l’hygiène » pour porter haut leurs revendications : le droit de porter des vêtements civils, de recevoir visites et colis et de s’associer entre détenus. Quelques femmes de la prison d’Armagh y participent également. Tous affirment y avoir été contraints par les mauvais traitements infligés par leurs gardiens. Les semaines s’écoulent en mois, et la protestation sale se poursuit. L’odeur est insoutenable. Il faut imaginer des cellules de moins de dix mètres carrés couvertes de saletés du sol au plafond : excréments, nourriture périmée, urine sont répandus à la main par les détenus. Quelques récalcitrants sont bien passés de force à la douche ou au coupage de cheveux réglementaire, et leurs cellules décontaminées à la javel ; rien n’y fait, les Irlandais s’entêtent, la colère fière et le refrain gaélique toujours aux bord des lèvres.

PIQUÉS DE GRÈVE. Capture d’écran d’un reportage effectué par la BBC le 27 octobre 1980, révélant pour la première fois les images de la prison agitée par la grève de l’hygiène. (Credit: Newsnight/BBC)

En 1978 ou 1979, un condamné débarque pour la première fois au Maze et livre le témoignage suivant : « Nous sommes allés à la messe – c’était dimanche. Ensuite, je suis entré dans la cantine […] il y avait environ 150 personnes dans la salle et tout ce qu’ils portaient, c’était un pantalon. A part ça, ils étaient nus et n’avaient rien aux pieds. Ils avaient de longues barbes emmêlées et les cheveux longs, et ils puaient… »

Les martyrs de 1981

Malgré la crasse qui s’épaissit sur les murs du Bloc H, formant une croûte fétide, le gouvernement britannique reste complètement indifférent à la situation, laissant les grévistes patauger dans leurs immondices pendant des mois. Puis plusieurs années. En 1981, incapables de se faire entendre, les prisonniers politiques de l’IRA entament une grève de la faim : parmi eux, le célèbre Bobby Sands, élu au Parlement britannique pendant sa détention. La crise dégénère en bras-de-fer opposant les affamés à la Première Ministre britannique Margaret Thatcher…

Mais la Dame de Fer ne plie pas. Sands meurt au 66e jour de son combat. Neuf autres prisonniers subissent le même sort avant que la protestation ne soit annulée par l’IRA. Il faudra attendre 1998 pour qu’un accord soit enfin trouvé – le Good Friday Agreement – et que loyalistes et nationalistes déposent les armes. Les historiens estiment que 4 000 personnes ont perdu la vie et 30 000 ont été blessées au cours d’une guerre qui a coûté trente ans de sang, de crasse et de larmes.


Initialement publié sur Slate.fr

Bibliographie