Les Recluses, Emmurées Vivantes du Moyen Âge

Au Moyen Âge, le summum de la dévotion religieuse consiste à s’isoler dans une cellule étroite dont on mure l’entrée. C’est aussi l’un des rares moyens accessibles à une femme pour arracher son indépendance…

On les appelle « reclusoirs » ou « recluseries ». Ces cellules exigües (4 à 9 mètres carrés), qu’on peut encore apercevoir accolées aux murs de certaines églises, ressemblent à un défi lancé à la face du temps. Rien n’a changé depuis leur construction médiévale : des murs aveugles et nus, un sol de dalle froide, un filet de lumière grise filtrant à travers une fenêtre grillagée. Pour seul confort, une cheminée glacée ; pour seule décoration, un crucifix au mur. Une table, un tabouret, un lit de bois dur. Home sweet home.

Au Moyen Âge, la plupart des villes d’Occident se dotent de recluseries : Montpellier, Aurillac, Toulouse, Paris, Venise, Cologne, Bruges, Londres, Valladolid en abritent encore les vestiges. Installés sur les ponts, à l’angle des rues passantes ou dans les murs des églises, ces aménagements accueillent des « sentinelles spirituelles » dont la prière constante est censée repousser les pestes et les envahisseurs. Ce n’est pas un hasard si les reclusoirs sont accolés aux ponts ou aux portes de la cité : ils forment un rempart spirituel qui se superpose aux défenses matérielles.

« Morte au monde »

La recluse (c’est une femme dans la plupart des cas) qui y vit a fait le serment de se consacrer à la prière et à la pénitence jusqu’au terme de sa vie. Elle prie pour les morts enterrés dans le cimetière voisin, pour la fertilité des terres, pour la protection de l’église et du donjon, pour l’opulence de la cité dont lui parvient le murmure étouffé. Elle prodigue conseils et bénédictions aux bourgeois qui viennent la consulter. Bref, elle honore une société qui ne la concerne déjà plus : en franchissant le seuil du reclusoir juste avant qu’on ne scelle l’entrée, elle a pénétré dans son propre tombeau. D’ailleurs, la cérémonie qui précède cet enfermement est calquée sur les rites de l’enterrement : la recluse reçoit l’extrême-onction, entend un requiem, et devient dès lors « morte au monde » aux yeux de ses contemporains.

FAIRE LE MUR. L’emmurement des recluses n’est pas sans rappeler le supplice des Vestales, ces oracles romaines de l’Antiquité : comme il était interdit de verser leur sang, on les punissait en les emmurant vivantes. Dans le cas des recluses, toutefois, la plupart sont volontaires. (Credit: Vincenz Katzler, 1868/Domaine public)

Pour autant, il ne s’agit pas d’une punition. C’est même un privilège très convoité qui n’est accordé qu’à une poignée d’individus ! Si l’on associe aujourd’hui le terme de « réclusion » à une peine criminelle, le terme original (apparu au XIIe siècle en français) désigne une forme d’isolement volontaire, de retrait du monde. Dans la tradition chrétienne de l’époque, la piété religieuse se manifeste souvent par des exercices extrêmes : pèlerinages, privation de nourriture, flagellation des chairs… La pénitence est toujours douloureuse, marquée du sceau du sacrifice.

Dans ce contexte, le fait de renoncer complètement au monde, à l’instar des ermites ou des moines, est considéré comme une magnifique démonstration de piété. Peut-on consentir sacrifice plus grand ? Ce n’est pas tout à fait abandonner le monde, mais le voir peu à peu se réduire aux deux petites fentes aménagées dans les murs du reclusoir – l’une servant à recevoir la charité publique, l’autre à entendre la messe. « Du coup, les signes s’inversent, analyse l’historienne Paulette L’Hermite-Leclercq : la prison devient un paradis, la porte du ciel ; le tombeau un berceau où germe la graine d’immortalité bienheureuse. Ancre du navire de l’Église, le reclusoir est un accumulateur de grâces pour la collectivité tout entière, ici-bas et dans l’au-delà. »

Trouver la paix

Très répandu au Moyen Âge, l’usage du reclusoir s’essouffle à mesure que la société occidentale s’émancipe de la tradition « pécheresse » du christianisme, en se frottant notamment à la Réforme protestante. Lorsqu’on redécouvre, au XIXe siècle, ces logements de fortune murés depuis l’extérieur, on crie à la torture : relayant leur légende noire, Victor Hugo qualifie le reclusoir de « tombe anticipée » et sa résidente de « squelette vivant ».

C’est oublier que le fait de s’enfermer volontairement à l’abri du monde avait ses vertus – notamment pour une femme du Moyen Âge. On pouvait être protégée des vices de la société, en particulier des viols collectifs qui sévissaient dans la plupart des communautés urbaines, et qui souvent conduisaient tout droit à la prostitution. On pouvait vivre avec un toit au-dessus de sa tête et recevoir nourriture et bois de chauffage, achevant une forme d’indépendance impensable pour ses homologues. On passait l’éponge sur une existence pauvre, jalonnée de traumatismes, pour se voir érigée en modèle de vertu, servant Dieu sans avoir à subir les coûts d’entrée au monastère. Bref, la solitude du reclusoir pouvait être synonyme de paix.

CHANTIER… OU CHARNIER ? La tradition d’enfermer une personne – vivante ou décédée – afin d’assurer la protection spirituelle du lieu n’est pas confinée aux recluses médiévales. Les archéologues ont découvert des cadavres humains ou animaux emmurés dans les fondations de certaines maisons afin d’assurer leur solidité. La coutume perdurera jusqu’à la Renaissance.

Du reste, malgré le froid et l’inconfort, on pouvait y vivre une existence remarquablement longue : au XVe siècle, Alix la Burgotte demeura 46 ans dans la recluserie parisienne des Innocents ! A sa mort, elle fut inhumée dans un tombeau de bronze et honorée par le roi Louis XI en personne. Bien entendu, toutes les recluses n’étaient pas des saintes : certaines furent condamnées à la réclusion pour leurs vices, tandis que d’autres, ayant embrassé la vocation très pieusement, ont été conduites au seuil de la folie par la solitude, suppliant qu’on les en libère…

C’est chose faite à la fin du XVe siècle : passées de mode, les recluses sont rendues à la rue tandis qu’on commence à mettre sous les verrous fous et vagabonds. Autrefois synonyme de vertu, la réclusion devient une peine infamante aux yeux de la société – et ce, jusqu’à nos jours.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie