Le Vin, L’Autre Gagnant de La Grande Guerre

Indispensable aux Poilus, le « père Pinard » devient, en 1914, un instrument de contrôle des masses au sein des effectifs français. Quatre ans plus tard, une armée d’alcooliques rentre au pays.

On l’appelait picrate, pinasse, rouquin, picmuche, rouginet ou plus communément « pinard ». Le mot est resté. Si les Poilus rivalisent d’inventivité pour nommer leur vin, c’est parce qu’il fait figure de compagnon d’infortune en ces temps d’horreur : remède contre le froid, la faim et les maladies, aimant solidaire autour d’une partie de cartes ou d’un jeu de quilles, allié indispensable au combat, le « général pinard » est un rouage essentiel au bon fonctionnement des unités.

Le verre de la guerre

« Les circonstances de la guerre sont particulièrement propices à l’utilisation du vin, observe le docteur Eugène Rousseaux en novembre 1914. Il exalte les qualités de notre race, la bonne humeur, la ténacité, le courage. » Dans les tranchées de 14-18, chaque soldat reçoit son quart et refuse de s’en séparer, même si l’éclat du vin sous le soleil risque d’alerter les tirailleurs ennemis. C’est une potion trop précieuse pour être égarée ! Et pourtant, aux prémices de la guerre, le vin n’a pas encore acquis son statut de trésor national. Les soldats venus du nord ou de l’ouest lui préfèrent les productions locales : cidres, bières, eaux-de-vie. C’est la grande disponibilité du vin dans les cantonnements des Poilus qui va marquer le début de son règne.

LE SANG DES POILUS. Omniprésent dans les rations des soldats, le vin inonde également les chansons des Poilus. On entend notamment résonner dans les tranchées françaises le fameux air « Vive le pinard ! » (Photo (c) Christophe Lucand via Aveine)

A l’origine de cette ivresse généralisée, une production viticole très abondante. Les vignobles français ont été dévastés, plusieurs saisons durant, par les ravages du phylloxéra, un puceron particulièrement coriace. Le début du conflit coïncide avec un rendement viticole exceptionnel : surplus et invendus s’entassent dans les caves françaises, et plus de 200 000 litres sont offerts par les vignerons du Midi aux vainqueurs de la Marne (septembre 1914). Avec la réquisition d’un tiers de la production nationale, l’état-major tricolore peut servir à chaque Poilu un quart de vin par jour (25 cl).

Le breuvage en question, issu de différents cépages, tourne à 9° d’alcool. Les soldats le trouvent généralement mauvais, « tantôt âpre, rêche, raboteux, tantôt aigrelet, acerbe, piquant ». Mais son goût de « pétrole » n’empêche pas une certaine accoutumance de s’installer… D’autant que la propagande insiste sur ses mérites patriotiques : sang des tranchées, support de solidarité entre frères d’armes, il se distingue de la bière et du schnaps allemands, potions de mauvais buveur. On loue également ses vertus « hygiéniques » : il serait nourrissant et antimicrobien – à la différence des nappes d’eau frelatées qui irriguent les tranchées.

Le péril rouge

Conséquence directe de l’afflux massif de vin, dopé par la propagande, dans les rations des Poilus : un état d’ébriété quasi-permanent. « Tous boivent énormément et ils ont été contents quand le major a dit que l’eau était dangereuse et qu’il fallait en boire très peu » déplore Jean-Pierre Poutous, soldat du 34e régiment d’infanterie de Mont-de-Marsan. Mais malgré les déboires, rixes alcoolisées, injures et manquements à l’ordre liés à l’ivresse, doit-on vraiment bannir « le vin de la victoire » ?

Moins ravageur que l’absinthe (prohibée en 1915), le pinard des Poilus permet d’anesthésier les mutineries et de dompter la peur du soldat juste avant l’assaut. L’état-major le distribue d’ailleurs abondamment à ceux qui montent en première ligne… Quitte à envoyer au front une armée titubante. « L’attaque est prévue en fin de matinée, écrit le soldat Anselme Martin dans une lettre. Il y aura une préparation d’artillerie avant, on commence à distribuer de l’alcool aux hommes dans les tranchées de première ligne, les hommes sont ivres, ils n’attendent pas, montent à l’assaut… c’est un carnage ! »

L’AMER A BOIRE. La propagande française encense le vin comme une boisson réconfortante, associée à la chaleur des troquets et des femmes, pour faire passer la pilule de l’horreur quotidienne des tranchées. Une stratégie qui permettra au « grand élixir des militaires » d’éclipser le cidre et la bière… (Photo : couverture du journal La Baïonnette, 14 décembre 1916)

Dès 1917, on commence à s’inquiéter, à l’arrière, des ravages causés par l’excès de boisson : des lois sont mises en place pour endiguer la consommation de vin. Il faut dire que, d’un quart de litre en 1914, la ration des soldats est passée à un demi-litre en 1916 puis environ un litre en 1918 ! « Le vin a été pour les combattants le stimulant bienfaisant des forces morales comme des forces physiques, reconnaît Philippe Pétain, le héros adoubé de Verdun, au lendemain de la Grande Guerre. Ainsi a-t-il largement concouru, à sa manière, à la victoire. »

Mais à quel prix ? Ébranlés par les horreurs de 14-18, les vétérans rentrés au pays se tournent, naturellement, vers leur ancien compagnon pour y noyer leurs traumatismes. En 1918, on consomme en France 170 litres de vin par an et par habitant, contre seulement 38 litres de nos jours. Le « général Pinard », plus que tout autre belligérant, a remporté la guerre.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie