Tsutomu Yamaguchi est peut-être l’homme le plus chanceux et le plus malchanceux de la planète. Par deux fois, il a été la victime infortunée de bombardements atomiques à Hiroshima et à Nagasaki. Par deux fois, il a survécu. Récit.
Bien souvent, les jours d’horreur ont la couleur des journées ordinaires. En ce 6 août 1945, le temps est clair sur Hiroshima. Un soleil timide enveloppe la cité nippone, promesse d’une journée chaude. Tôt le matin, les travailleurs hèlent des pousse-pousse pour se faire conduire dans le quartier d’affaires ; Tsutomu Yamaguchi, ingénieur chez Mitsubishi, rejoint à pied les chantiers navals. « Je me trouvais sur un terrain plat et ouvert, avec des champs de pomme de terre de chaque côté, écrira-t-il plus tard. C’était une matinée magnifique, il n’y avait rien de spécial et j’étais de bonne humeur. Pendant que je marchais, j’entendis un bruit d’avion, un seul. » Cet avion, c’est un bombardier américain B-29, l’Enola Gay, avec à son bord une bombe atomique de 4.5 tonnes. La première de son genre destinée à une population civile.

Le monde à l’envers
Il est 8h15 du matin lorsque le ciel et la terre se renversent. En l’espace de deux secondes, la cité s’est transformée en brasier à 3.000 degrés. Longeant les docks à trois kilomètres de l’épicentre, Yamaguchi est violemment projeté au sol. « Il y eut comme un grand éclair de magnésium dans le ciel. Une lueur aveuglante, et je fus balayé comme un fétu de paille. Je ne savais pas ce qui arrivait. Je pense m’être évanoui pendant un certain temps. Quand j’ouvris les yeux, tout était sombre et je ne pouvais plus voir grand-chose. »
Les tympans perforés, Yamaguchi arpente les décombres d’Hiroshima tel un spectre aveugle. Il a subi des brûlures au troisième degré au visage et aux bras. Sa vision est floue. Tout n’est que cendres, cratères fumants, métal tordu comme des mains implorantes. L’ingénieur réprime un haut-le-cœur : tout près de lui, des corps flottent dans la rivière Tenma. Hiroshima a l’air d’une opération à cœur ouvert. Levant la tête, Yamaguchi aperçoit le ciel déchiré en deux par « une immense colonne de feu en forme de champignon qui montait à l’assaut du ciel ». Une pluie noire descend sur la ville : des débris radioactifs qui irradient les survivants. Ayant retrouvé deux de ses collègues, Yamaguchi se terre dans un abri antiaérien. Il n’a qu’une envie : rentrer à Nagasaki, où l’attendent sa femme et son jeune fils.

Dernier train pour Nagasaki
Le lendemain, flanqué d’un cortège de survivants plus morts qui vivants, Yamaguchi attrape un train qui part vers l’ouest. Il arrive à Nagasaki au matin du 8 août. Le lendemain, dans les bureaux de Mitsubishi Heavy Industries, il est apostrophé par son patron. On ignore encore les ravages provoqués par la bombe : le président Truman n’a admis son existence que seize heures après le bombardement. « Une seule bombe ne peut détruire une ville entière, le raisonne le directeur. Vous avez manifestement été gravement blessé, et je pense que vous avez un peu perdu l’esprit. » Peu après 11h, comme pour lui donner raison, les vitres du bâtiment volent en éclat.
Malgré des bandages complètement ruinés, Yamaguchi n’est pas blessé. Il s’échappe du bâtiment et constate que le décor reproduit les mêmes visions d’horreur. « J’ai cru que le nuage en forme de champignon m’avait suivi jusqu’ici » dira-t-il. Une fois encore, l’explosion s’est produite à moins de trois kilomètres de sa location. Par chance, sa femme et son fils n’ont subi que des blessures superficielles : c’est ensemble qu’ils apprennent, six jours plus tard, la reddition sans conditions du Japon de la bouche de l’empereur Hirohito. La bombe A vient de gagner la guerre.
L’héritage radioactif
Yamaguchi est blessé. Il ne recouvrira jamais l’ouïe du côté gauche. Ses cheveux mettront plus de dix ans à repousser. Irradié, il vomit pendant des semaines. Plus tard, au crépuscule de sa vie, les dommages de son exposition à la radioactivité le rattrapent : il est atteint de cataractes et de leucémie, et sa famille en subit également les conséquences. A l’époque, on ignore les dangers de la radioactivité. Certains survivants, ostracisés par leur communauté, vivent dans un « ghetto atomique » sur le lieu de l’épicentre.

Mais Yamaguchi vit encore. Hanté par ses expériences de guerre, il se fait militant du désarmement atomique dans les années 2000 et rédige des livres afin de mettre des mots sur son traumatisme. Dans un recueil de poésie, il écrit : « Quand votre temps touche à son terme, vous devez mourir. Vous n’avez plus aucun choix quand la mort vient tout près. Oh, quel délice si elle témoignait de la chaleur et de la gentillesse à mon égard ! »
En 2010, la mort l’exauce enfin : Tsutomu Yamaguchi succombe d’un cancer à l’estomac. Il avait 93 ans. A ce jour, il est le seul individu à avoir été officiellement reconnu en tant que victime de deux bombardements atomiques.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Donald Graeme, Les plus incroyables histoires des anonymes de la guerre, Jourdan, 2015.
- Evan Andrews, “The Man Who Survived Two Atomic Bombs”, History.com, 7 août 2015.
- André Kaspi, « Fallait-il bombarder Hiroshima ? », L’Histoire n°188, mai 1995.
- David McNeill, “How I survived Hiroshima and then Nagasaki”, Independent, 26 mars 2009.
- Stéphane Koechlin, La mort n’était pas au rendez-vous, La Librairie Vuibert, 2018.
- Mathilde Belin, « Tsutomu Yamaguchi, le seul homme à avoir survécu à Hiroshima et Nagasaki », Le Figaro, 6 août 2015.