Parmi les nombreuses professions que l’humanité a traversé au cours de l’Histoire, une défie l’imagination : l’ermite de jardin. Payé pour se laisser pousser la barbe et décorer les domaines anglais, il est un témoin silencieux et anonyme des mœurs du XVIIIe siècle. Rencontre.
Des nains en plâtre aux fontaines d’apparat, en passant par les lions altiers qui encadrent l’entrée d’un domaine, chacun a sa propre vision de la décoration d’extérieur. Tous les goûts sont, après tout, dans la nature, et ceci est particulièrement vrai dans le jardin. A la fin du XVIIIe siècle, la mode des extérieurs vaniteux et des parterres ciselés est passée ; la tendance est aux « jardins pittoresques », lieux de retraite dépouillés, démondanisés, propices à la méditation et au repli sur soi. Un décor d’aspect brut et rustique, qui abrite des cabanes, des bancs couverts de mousse, des grottes habilement dissimulées, et qui rend à la nature ses friches, ses herbes folles et ses floraisons aléatoires.

C’est dans l’Angleterre georgienne que cette lubie pastorale s’installe, au même titre que d’autres « folies » d’aménagement : pyramides, ponts de pierre enjambant les ruisseaux, grottes, cascades factices, temples à l’antique élisent domicile dans des demeures isolées, en lisière de forêt ou dans l’intimité d’un vallon. L’époque romantique insuffle un renouveau visuel, loin des jardins millimétrés qui ont fait les beaux jours des Le Nôtre et consorts. Les maisons de maître sont aussitôt colonisées par les naïades, les nymphes et les muses de tout acabit. Pour compléter ce panthéon, rien de tel qu’un ermite, figure méditative par excellence ! Prince des sauvageons, philosophe en friches, ce hère est recruté pour habiter les jardins pittoresques, ajoutant la touche finale à cet apparent dénuement. Jacques Delille conseille en 1782 : « à vos palais pompeux, opposez leurs cabanes ; peuplés par eux, vos bois ne seront plus profanes, et leur touchant aspect consacrera ces lieux ». Mais en quoi, précisément, consiste cette fonction baroque d’ermite d’ornement ?
L’heureux « propriétaire » d’un ermite lui recommandera d’abord de se laisser pousser la barbe, les cheveux, les ongles et de s’autoriser quelques libertés quant à son hygiène corporelle… L’esthétique du druide ou du philosophe antique semble particulièrement recherchée. Libre à tous ces Diogène en herbe de vadrouiller dans leur « ermitage » comme bon leur semble : l’hôte des lieux n’attend pas d’eux l’accomplissement de tâches domestiques ! Leur simple présence suffit à authentifier le décor et à ravir les invités de marque, qu’ils divertissent parfois d’un brin de poésie (certains sont obligés d’apprendre par cœur des locutions latines). Dans une petite annonce signée Charles Hamilton, un aristocrate irlandais installé en banlieue de Londres, il est précisé qu’il sera fourni à l’ermite « une Bible, des lunettes de vue, un matelas, un coussin, un sablier, de l’eau et de la nourriture ». Un équipement spartiate, certes, mais qui correspond bien à l’image convoitée…

On peut imaginer que de nombreux quidams sans le sou ont sauté sur l’occasion. « Jeune homme, souhaitant se retirer du monde et vivre en ermite dans un endroit convenable en Angleterre, est prêt à s’engager avec tout gentilhomme qui serait désireux d’en avoir un » mentionne une petite annonce publiée début 1810 dans le London Courier. En vérité, les gazettes ne croulent pas sous les demandes. Car cet engagement implique une forme de servitude, l’ermite n’ayant pas le droit de quitter le domaine : pour toucher la mise que son patron lui promet, il doit rester un long moment dans sa forteresse de ronces. Le même Charles Hamilton offre une petite fortune (700 livres) à quiconque s’engage à vivre sept ans dans son parc de Painshill, sous les conditions suivantes : « [l’ermite] devra porter une robe de camelot, et jamais, quelles qu’en soient les circonstances, devra-t-il se couper les cheveux, la barbe, les ongles, s’aventurer au-delà du domaine de M. Hamilton, ou échanger le moindre mot avec un domestique ». Ce retrait volontaire du monde est parfois difficile à assumer : le premier candidat engagé par Hamilton est surpris au pub après trois semaines de service…
Acteurs inattendus d’un véritable phénomène de mode, les ermites d’ornement commencent à retourner à la vie civile vers 1850. Mais s’ils ne font plus partie du paysage, leurs huttes, elles, perdurent encore dans les parcs anglais, écossais, irlandais, français et même américains. Nombre d’ermitages entretiennent ainsi la mémoire de ces salariés reclus prétendant être libres et insouciants. Et leurs tanières, encore habitées par quelques livres ou un sablier brisé, laissent à penser qu’ils sont simplement sortis se promener, tel Diogène émergeant de son tonneau pour aller philosopher dans les ruelles d’Athènes…
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