Drôle de personnalité que celle de Charles VI. Le jeune roi capétien est pris de plusieurs crises de folie au cours d’un règne extrêmement mouvementé… Il s’accroche pourtant à son trône étonnamment longtemps, tout en sombrant dans la démence. Portrait d’un monarque haut en couleurs qui n’a pas manqué de se brûler les ailes.
5 août 1392. Le jeune Charles VI marche à la tête d’un détachement de cavalerie, en lisière de la forêt du Mans. Le monarque et sa suite sont attendus en Bretagne le soir même : ils doivent restaurer l’autorité royale dans le duché révolté. Mais le chemin est long et le soleil d’été cogne sur les heaumes étincelants. Silencieusement, l’armée traverse le bois, slalomant entre les racines tortueuses et les chênes renversés. La chaleur est si accablante qu’on ne souffle mot afin d’économiser ses forces. Paresseusement, les montures louvoient sous le feuillage, en chapelet de bêtes et d’écailles.

On aurait presque perdu de vue le roi, qui cavale maintenant à une bonne distance de sa suite. Qui va là ? Un vieil homme loqueteux surgit d’un buisson, et se saisit de la bride du souverain, le mettant en garde : « Ne chevauche pas plus avant, noble roi, tu es trahi ! » Aussitôt, la cavalerie rapplique pour protéger le monarque : elle a tôt fait de chasser le gêneur… Mais Charles, resté muet, semble déstabilisé. Une demi-heure plus tard, la chaleur engourdit de nouveau les esprits. Le silence est retombé sur la forêt du Mans, dont l’horizon touffu s’éclaircit. La cavalerie a repris sa chevauchée léthargique.
Soudain, un fracas tire l’équipée étourdie de son demi-sommeil. Un page assoupi a laissé choir sa lance, qui rebondit sur le casque d’un de ses compagnons. Pris de panique, Charles VI empoigne son épée et l’abat sur sa garde rapprochée, hurlant à la trahison. « En avant ! En avant sur ces traîtres ! Ils veulent me livrer ! » Son propre frère, le duc d’Orléans, est pris pour cible : mais ce dernier se carapate, terrorisé. On parvient finalement à maîtriser le monarque, à bout de forces, qui est solidement ficelé sur un chariot. Sur le sol semé de branchages, quatre hommes gisent dans la poussière, terrassés par la crise démentielle du roi. « Lors on fit grande diligence de le prendre, et fut pris et amené en son logis, et fut mis sur un lit, et ne remua ni bras, ni jambes, et sembloit qu’il fut mort » commente la chronique de Jean Juvenal des Ursins (1653). Ce sera la première crise d’une longue série pour celui qu’on surnommera bientôt « le Roi Fol ».

Le roi se fait de la bile
Comment expliquer cette crise aussi violente qu’inopinée ? La fièvre, la chaleur, l’intervention du mystérieux ermite ? Un « épanchement de bile noire et échauffée », ainsi que le suggère le corps médical ? Dans l’entourage de Charles, on s’interroge longuement. On soupçonne l’empoisonnement, voire l’ensorcellement : mais les exorcistes appelés à son chevet haussent les sourcils. Le mal somnolait peut-être déjà en lui ? Après tout, sa généalogie est truffée d’hystériques, d’aliénés et de « mélancoliques » de tous poils. Un de ses trisaïeuls développa de tels symptômes après avoir reçu une masse d’armes sur le crâne… Par ailleurs, ses parents sont cousins.
Lorsqu’il reprend connaissance, le jeune capétien retrouve sa lucidité. Du moins, c’est ce que l’on espère… Sans prévenir, d’autres phases de démence aigüe surviennent peu après : Charles est désormais persuadé qu’il est composé de verre ! Redoutant de se briser en mille morceaux, il ne monte plus à cheval, et refuse de voyager à moins d’être transporté en chariot capitonné.

Que faire de ce roi imprévisible et encombrant ? Malgré la folie qui le frappe ponctuellement, on se refuse à l’arracher du trône. Alors la régence s’organise en coulisses du pouvoir. Elle a du pain sur la planche : on est alors en pleine Guerre de Cent Ans, l’Anglois convoite la Normandie, et le fragile équilibre religieux menace de basculer… Or, l’indécision règne, car les oncles du roi ne parviennent pas à s’entendre. Peu à peu, la France sombre dans le chaos diplomatique. Charles VI en est-il conscient ? « Le Bien-Aimé », comme on le surnomme affectueusement, n’a plus que sa couronne pour lui rappeler qu’il est souverain… Quoiqu’il oublie fréquemment son identité, lui préférant celle d’un capitaine anglais qu’il baptise George. Il prend aussi l’habitude d’effacer rageusement les armoiries royales de sa vaisselle.
Tout feu, tout flamme
Pour le distraire de ses angoisses hystériques, son épouse, Isabeau de Bavière, organise un bal masqué en janvier 1393 – un charivari, comme on désigne cette célébration à l’époque. Charles VI est ravi : il décide même de donner du sien pour que la fête soit inoubliable. Tout le gratin de la cour est présent – masse bruyante et bigarrée auscultant les boiseries de l’Hôtel Saint-Pol. Les oncles de Charles, les Ducs de Bourgogne et du Berry, qui ont hérité des rênes du pouvoir, discutent énergiquement. Trompettes et cymbales s’animent, tandis que des mets somptueux ravitaillent la joyeuse assemblée. Mais qui voilà ? Six hommes grimés en « sauvages » font leur apparition : visages charbonneux, ils portent des costumes de lin nappés de poix, sur lesquels on a collé plumes et poils d’étoupe. Pour compléter le tableau, ils sont entravés par des chaînes, dans la plus fidèle tradition des montreurs d’ours. Qu’ils sont amusants ! Les invités rient de bon cœur. Reconnaissent-ils la figure noircie du monarque ?

Fraîchement débarqué de la taverne, Louis d’Orléans (rappelez-vous, c’est celui qui échappa de peu au fratricide il y a quelques paragraphes) examine les déguisements en approchant une chandelle… Aussitôt, la poix s’enflamme, réduisant les six sauvages à l’état de torches humaines !
La salle de réception est plongée dans le chaos. On pousse des cris, on se bouscule, tables et tonneaux de vins sont renversés par les courtisans pris de panique. La reine – enceinte – s’évanouit. Tentant de porter secours aux malheureux, certains membres de l’assistance se brûlent les doigts. Pleine de sang-froid, la duchesse du Berry, âgée de quatorze ans, enveloppe le roi dans ses robes et parvient à étouffer les flammes ! Ce réflexe lui sauvera la vie. Les quatre autres infortunés, empêtrés dans leurs chaînes, hurlent de douleur. Seul Ogier de Nantouillet est parvenu à se libérer, et doit sa survie à un plongeon vigoureux dans un baquet à vaisselle.

Le monarque gardera de profondes lésions de cette célébration désastreuse. Selon les historiens, c’est à ce moment précis qu’il sombre dans une folie profonde et sans retour. Le peuple se détourne bientôt de ce monarque incapable, tandis que la maison royale, déchirée entre Armagnacs et Bourguignons, précipite le pays en pleine guerre civile. La postérité retiendra ce « Bal des Ardents » comme l’épisode décisif qui fit passer le beau Charles dit « le Bien-Aimé » au statut de Roi Fol.
C’est à l’Hôtel Saint-Pol, qui l’avait vu s’embraser, que le roi s’éteint en 1422, après quarante-deux ans de règne en pointillés. Comme le veut la coutume funéraire, son corps est plongé dans l’eau bouillante avec des poignées d’aromates. Pied-de-nez de l’Histoire, Charles VI termine sa vie en pot-au-feu.
Bibliographie
- Georges Bordonove, Charles VI : Le roi fol et bien-aimé (2006), Pygmalion.
- Catherine Dufour, L’Histoire de France pour ceux qui n’aiment pas ça (2012), Fayard.
- Jean Juvenal des Ursins, Histoire de Charles VI, Roi de France (1653), Imprimerie Royale, Paris.
- Dr. Dupré, « La Folie de Charles VI, roi de France » (1910), in Revue des Deux Mondes, tome 60.