Contrôlée par les Nations Unies depuis cinquante ans, la zone-tampon qui sépare les communautés chypriotes grecque et turque est immobile depuis 1974. Elle est aujourd’hui le théâtre d’un sursaut écologique.
La force de maintien de la paix des Nations Unies à Chypre rappelle aux visiteurs que, dans le cadre d’une demande de permis de travail, il sera nécessaire de suivre au préalable une formation sur… les mines antipersonnel. En effet, la « ligne verte » qui barre le pays en deux est encore truffée d’engins explosifs installés dans les années 70, au plus fort des hostilités. « Les mines terrestres peuvent encore tuer après des décennies dans le sol, alerte l’organisme : elles ne deviennent pas inactives avec le temps. » De fait, comme les mines, les tensions gréco-turques à Chypre sont loin d’être désamorcées.
Le 20 juillet 1974, l’invasion turque de Chypre – nom de code : Opération Attila – venait mettre un point d’exclamation aux événements qui, depuis quelques temps, ne faisaient que s’aggraver sur l’île d’Aphrodite. Les Casques Bleus de l’ONU y étaient arrivés en 1964, quatre ans après l’indépendance de l’ex-colonie britannique, afin d’apaiser les tensions entre les communautés grecque et turque – raté. En réponse à un coup d’état visant à organiser la réunion de l’île avec la Grèce, Ankara a décidé d’intervenir militairement en juillet 1974 : en deux jours de combats, les forces turques ont saisi le tiers nord de l’île.

Après plusieurs jours de violences, 3 500 morts, 1 600 disparus et des dizaines de milliers d’expulsés, un cessez-le-feu a été prononcé le 16 août. Les frontières furent aussitôt gelées : au nord, les 38% de l’île tombés aux mains des Chypriotes turcs restaient en leur possession, tandis que les Chypriotes grecs se répartissaient le reste. Sous la supervision des Nations Unies, une zone démilitarisée a été créée pour séparer les factions rivales. Tracée au feutre vert sur une carte, cette zone-tampon, qui couvre 2,7% du territoire insulaire, a été baptisée « ligne verte ». Cinquante ans après les faits, les militaires de l’ONU y patrouillent encore.
La dernière capitale divisée au monde
Traversant l’île de part en part sur 180 kilomètres, la « ligne verte » a décapité la capitale, Nicosie, en deux, brisant des communautés sur son passage. Ici et là, les entrées de la zone démilitarisée sont visibles à travers la ville, masquées par des sacs de sable, des murs de bidons d’essence, des enchevêtrements de fil barbelé ou des grillages de l’ONU placardés d’avertissements en anglais, en grec et en turc. De chaque côté du mur, des miradors continuent de veiller sur la ville coupée en deux, attentifs à la moindre altercation ; les Nations Unies y déplorent plus d’une centaine d’incidents chaque année.
Sans aucun doute, l’avenir de la ligne verte dépendra de la réconciliation des deux communautés. Même s’il existe depuis 2003 des points de passage à travers la frontière onusienne, force est de constater que la population reste divisée par la langue, la monnaie, la religion et la prospérité. En 2004, un référendum visant à la réunification de l’île a été rejeté par les Chypriotes grecs à plus de 75% des voix, tandis que les Chypriotes turcs y étaient favorables à 65%. Créée en 1983, la république turque de Chypre du Nord – dont l’existence n’est reconnue par aucun pays sinon Ankara – demeure gardée par 35 000 soldats, ce qui laisse à penser qu’une transition pacifique n’est pas à l’ordre du jour.

Le touriste aventureux, s’il devrait éviter de prendre des photos de la Buffer Zone (les soldats n’hésitent pas à reprendre les contrevenants), peut toujours risquer un regard dans le no man’s land qui sépare, depuis 1974, les deux portions de Nicosie. Sur place, le temps s’est arrêté. Des immeubles à l’abandon, des allées de goudron hérissées d’herbes folles, d’anciens magasins désaffectés peuplent un décor post-apocalyptique. On y distingue encore les traces du combat : les éclats d’artillerie et de mortier sont les fantômes d’une guerre qui n’a jamais vraiment cessé. A l’extérieur de Nicosie, le tracé de la ligne verte traverse des champs en friches et des fermes étranglées par la nature environnante.
Des vols retardés depuis un demi-siècle
L’une des images les plus poignantes de cet environnement figé se trouve à quelques encablures de la capitale, sur le site de l’ancien aéroport international. Ouvert en 1939, il voyait autrefois défiler des milliers de touristes, appâtés par ses plages de sable fin et sa mer turquoise. Aujourd’hui, c’est une relique fossilisée. Les fauteuils des halls sont couverts de poussière et de fientes d’oiseaux. Des affiches décolorées vantent des îles aux couchers de soleil fanés qui n’ont plus été desservies depuis un demi-siècle. Sur le tarmac, des épaves d’avions aux hublots fendus demeurent clouées au sol, comme des oiseaux aux ailes cassées.
Malgré tout, la ligne verte reprend, paradoxalement, les couleurs du vivant. Le qualificatif « vert » est d’autant plus justifié que, comme on peut l’apercevoir sur les images satellite, la nature reprend peu à peu ses droits sur la zone-tampon : des plantes disparues refont surface, des oiseaux viennent peupler les toits écroulés, des reptiles lézardent dans les maisons vides… En 2007, une équipe de scientifiques chypriotes s’est aventurée dans la zone dite « morte » et y a constaté un foisonnement de vie : 358 espèces de plantes, 100 espèces d’oiseaux, 20 espèces de reptiles et d’amphibiens et 18 espèces de mammifères y ont été recensées, supplantant les humains de la Buffer Zone.
La revanche de la vie ? Comme cela s’est produit le long du Rideau de fer durant la Guerre Froide ou dans la zone démilitarisée entre les deux Corée, la création artificielle d’une frontière a favorisé la naissance d’une niche de biodiversité, où fleurs et animaux effacent petit à petit les traces d’une guerre fratricide. Heureux présage ? Le mouflon de Chypre, l’animal national longtemps en danger d’extinction, a fait sa réapparition dans les villages-fantômes. Comme la promesse de jours meilleurs.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Cal Flyn, Islands of Abandonment: Nature Rebounding in the Post-Human Landscape, Penguin, 2022.
- Claude Quétel, Histoire des murs, Perrin, coll. Tempus, 2014.
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- Anna Gritching & Michele Zebich-Knos (ed.), The Social Ecology of Border Landscapes, Anthem Press, 2017.
- Étienne Copeaux, Claire Mauss-Copeaux, « Que veulent les Chypriotes turcs ? », Outre-Terre, n°10(1), pp. 463-475.
- Olivier Clochard, « Jeux de frontières à Chypre : quels impacts sur les flux migratoires en Méditerranée orientale ? », Géoconfluences, décembre 2008.
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- Steven Duke, “Sheep rule defunct Cyprus village”, BBC News, 18 juin 2009.




