Mundaneum, L’Internet de 1900

L’ancêtre d’Internet est belge. Né à la fin du XIXe siècle, le Mundaneum avait pour but de rassembler l’intégralité des savoirs humains en un seul endroit.

En août 2015, Google lui a consacré un doodle pour honorer son 147e anniversaire. Le géant de la Silicon Valley rendait alors hommage à un de ses inspirateurs ; car Paul Otlet, juriste belge injustement méconnu, est un précurseur des moteurs de recherche. Né en 1868, ce Bruxellois est animé d’un rêve simple – rassembler l’intégralité des connaissances de l’humanité en un endroit accessible à tous. Un demi-siècle avant la naissance de l’octet, soixante-dix ans avant le premier ordinateur, Otlet entend créer une sorte d’Internet physique sous la forme d’un index universel du savoir humain.

A première vue, la tâche semble dantesque. Voire impossible. De nos jours, on pourrait facilement stocker l’intégralité de l’encyclopédie Wikipédia (environ 100 GB de données) sur une clé USB ; en revanche, tirée sur papier et stockée en bibliothèque, elle serait particulièrement encombrante (rien que la version anglaise de l’encyclopédie occuperait 3 735 volumes, soit une pièce de dix mètres carrés entièrement tapissée de livres). Et pourtant, en s’aventurant au Mundaneum de Mons, ouvert au public depuis 1998, le visiteur est estomaqué par les six kilomètres d’archives qui courent le long des murs. Des centaines d’étagères dont les tiroirs, méticuleusement étiquetés, contiennent environ 12 millions de fiches répertoriant les savoirs du monde – qu’il s’agisse de livres, d’affiches, de coupures de journaux, de photographies… Un travail de titan et de fourmi qui doit tout à ses deux instigateurs, Paul Otlet et Henri La Fontaine.

« Classer le monde »

Il ne faut pas s’étonner de leur méticulosité et de leur sens de l’organisation ; les deux hommes sont juristes. C’est en travaillant sur un recueil commun de jurisprudence en 1890 qu’ils tracent les contours de leur Répertoire bibliographique universel (RBU), un index des connaissances de l’humanité. Leur classification s’appuie sur 10 catégories, numérotées de 0 (« Généralités ») à 9 (« Géographie, Biographie, Histoire »), chacune étant ensuite subdivisée en un certain nombre de sous-catégories pour en faciliter l’exploration. L’objectif ? « La production scientifique devient plus intense, les publications scientifiques se multiplient, ainsi que le nombre de personnes qui peuvent ou qui doivent utiliser les informations contenues par milliers et milliers dans les livres, les revues et les journaux, relève Otlet en 1908. Conséquence oblige : il faut rendre de mieux en mieux accessible au grand public ces masses énormes de documents. »

GOOGLE DE PAPIER. Vers 1900, le RBU inventorie près de deux millions de fiches auxquelles contribuent de nombreux volontaires. (Credit: Wikimedia Commons/Domaine public)

C’est ainsi que naissent les fameux meubles-fichiers, réceptacles du RBU, que l’on peut encore admirer de nos jours le long des murs du Mundaneum. Malgré l’ampleur de la tâche, leurs contenus enflent rapidement : de 400 000 fiches aux prémices du projet, on passe à un million et demi de fiches en 1897, et jusqu’à 18 millions en 1930. Les deux fondateurs sont secondés dans cette entreprise par de nombreux volontaires, bénévoles et bibliothécaires. En parallèle, Otlet amasse une quantité invraisemblable de documents dont il veut faire un centre de documentation, s’attachant à chacun comme un précieux fragment de connaissance à sauvegarder. Ainsi naît, sous leurs doigts, un précurseur analogique d’Internet.

Un projet humaniste

Attention, il ne s’agit pas d’une simple lubie de libraire. Pacifistes convaincus (La Fontaine recevra le Prix Nobel de la Paix en 1913), les deux avocats savent, à l’instar des Encyclopédistes du XVIIIe siècle, que la libre circulation de l’information garantit la paix et la justice sociale, tandis que l’ignorance mène invariablement à la guerre. C’est une des raisons pour lesquelles leur Mundaneum (dont le nom évoque l’Arche mythique du Déluge) trouvera un écho bienvenu dans l’entre-deux-guerres, notamment auprès de la Société des Nations.

DES FONDS SANS FOND. Le Mundaneum de Mons conserve aujourd’hui six kilomètres courants de documents, ainsi que des fonds d’archives spécifiques consacrés au féminisme, au pacifisme et à l’anarchisme, en écho aux convictions de leurs créateurs. (Photo © Stefaan Van der Biest/Wikimedia Commons)

En attendant, le projet est installé en 1920 au Palais Mondial de Bruxelles, dans le parc du Cinquantenaire. Mobilisant 150 pièces, il est comparé par les journaux à une Tour de Babel contemporaine. Le RBU permettant de flécher les documents relatifs à un sujet donné, il attire l’attention des chercheurs de la planète entière. Nombreux sont les télégrammes à affluer pour consulter cette base de données exponentielle – le premier moteur de recherche au monde ! « Ce que nous préconisons, c’est former entre tous ceux qui se dévouent à des labeurs intellectuels une union universelle » se réjouit Henri La Fontaine.

Bien sûr, le projet d’un World Wide Web analogique n’est qu’un composant de la ville utopique que Paul Otlet appelle de ses vœux – à savoir une « Cité mondiale » siège d’institutions, d’académies et de musées, plateforme internationale du partage des savoirs rayonnant bien au-delà des frontières belges. Hélas, l’occupation allemande de la Belgique, en 1940, va anéantir ses ambitions. Après-guerre, le Mundaneum a perdu non seulement une partie de ses collections (détruites par les nazis), mais aussi l’âme qui l’habitait depuis un demi-siècle ; Paul Otlet est mort en 1944, un an après son collaborateur de longue date.

Retour vers le futur

Continué par ses admirateurs, le Mundaneum fascine non seulement par ce qu’il est devenu – un répertoire encyclopédique des savoirs du monde – mais aussi par ses instincts visionnaires. Dès les années 1930, par exemple, Otlet traça les contours d’un « réseau mondial » qui relierait à distance les chercheurs du monde entier. « Toutes les choses de l’univers, et toutes celles de l’homme seraient enregistrées à distance à mesure qu’elles se produiraient, prédit-il en 1935. Ainsi serait établie l’image mouvante du monde, sa mémoire, son véritable double. »

BOURREAU DE TRAVAIL. Paul Otlet dans son bureau bruxellois, 1937. Ironiquement, l’homme déclarait trois ans plus tôt : « Ici, la table de travail ne serait plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. » (Credit: Wikimedia Commons/Domaine public)

Ça ne vous rappelle rien ? Otlet imaginait bâtir ce réseau sur les technologies émergentes de l’époque, à savoir « la radio, les rayons Röntgen, le cinéma et la photographie microscopique ». Mais ce qu’il avait en tête, c’était ni plus ni moins le premier ordinateur. Il pensait qu’on pourrait accéder à toutes les connaissances humaines d’un simple geste ; ce geste, c’est celui que vous accomplissez quotidiennement pour consulter vos mails, parcourir les actualités, ou vous renseigner sur la météo qu’il fera. C’est peut-être ça qui stupéfie le plus en contemplant l’œuvre d’Otlet et de La Fontaine – le caractère prophétique de leur entreprise. S’ils se sont fatigué les yeux à la rédaction de millions de fiches bibliographiques, ils envisageaient un projet aux ramifications bien plus vastes. Et leurs écrits annoncent, à demi-mot, l’avènement des moteurs de recherche, de la visioconférence, de l’intelligence artificielle, du big data et même des réseaux sociaux… Qui peut en dire autant dans l’histoire des sciences ?

Déménagé à plusieurs reprises depuis 1941, le Mundaneum a fini par échouer à Mons, à vingt kilomètres de la frontière française, en 1993. Coïncidence étonnante, non loin de là se trouve un de ses lointains héritiers. En 2010, Google y a installé son premier data center européen.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie