Diplomates ivres, toilettes bouchées et punaises de lit : ce que vos professeurs d’histoire ne vous ont pas dit sur la célèbre rencontre où Staline, Churchill et Roosevelt décidèrent l’après-Seconde Guerre mondiale.
C’est un cliché historique. Emmitouflés dans leurs pardessus, les trois grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale posent, ce 9 février 1945, pour une photographie appelée à faire le tour du monde. Qui pourrait se douter que, derrière leur masque de cordialité et de solennité, Churchill est à moitié ivre, Roosevelt agonise au terme d’une longue maladie, et que les ambassadeurs souriant nerveusement derrière eux sont constipés jusqu’aux oreilles ?

Alors que la victoire des Alliés ne fait plus de doute, Roosevelt, Churchill et Staline ont convenu d’une rencontre au sommet afin de décider du sort de l’Allemagne et de régler toutes les questions afférentes – le partage de l’Europe de l’Est, les crimes de guerre nazis, les élections en Pologne, la création de l’ONU, la poursuite de la guerre sur le théâtre Pacifique… Après plusieurs mois de tractations, un accord est finalement trouvé pour organiser une semaine de négociations en février 1945, dans une station balnéaire de la Mer Noire.
En voici les protagonistes. Démocrate jusqu’au bout des ongles, le président américain Roosevelt est handicapé par une longue maladie qui lui a fait perdre l’usage de ses jambes à l’âge de 39 ans. Staline, que ses compères occidentaux surnomment familièrement « Oncle Joe », a obtenu que le sommet se tienne sur ses terres, à Yalta, plutôt que sur terrain neutre. Quant au Premier Ministre britannique, il s’assied à la table des négociations afin de faire entendre la voix de l’Europe aux deux superpuissances (c’est à lui que la France devra sa zone d’occupation en Allemagne, malgré l’absence du général de Gaulle à Yalta).
Le (sé)jour le plus long
En dépit des bonnes intentions de façade, dès leur arrivée à Yalta, les deux chefs occidentaux déchantent. « On n’aurait pas pu trouver un pire endroit au monde si nous avions passé dix ans à faire des recherches » grimace Churchill. Cette station balnéaire est constellée de fermes en ruine et de carcasses d’animaux, et le trajet en voiture qui serpente à travers la montagne s’avère extrêmement inconfortable. « Si la ville semblait attrayante à notre approche, un examen plus approfondi révéla sa tragédie, commente Arthur Birse, interprète russophone du contingent britannique. Chaque maison était une coquille sans toit. »
Grosses de 700 personnes, les délégations britannique et américaine représentent un immense défi logistique (Roosevelt est venu avec son coiffeur attitré et le service à vaisselle officiel de la Maison-Blanche). Elles seront logées dans les anciennes résidences des tsars. Hélas, destructions et pillages liés à la guerre sont passés par là : même si les salles de bain ont été rénovées à la dernière minute et des jardins plantés en catastrophe par des prisonniers de guerre roumains, le séjour demeure spartiate. Les coupures d’électricité sont fréquentes, les problèmes sanitaires nombreux. Churchill, par exemple, dort mal dans un lit infesté de punaises, tandis qu’Anna Roosevelt se plaint de la qualité des matelas, « si fins que je pouvais sentir les ressorts » gémit-elle.
Le principal souci des officiels occidentaux se fait rapidement sentir – il n’y a pas suffisamment de toilettes pour subvenir aux besoins de tous les diplomates, lesquels déplorent les longues files d’attente serpentant devant les commodités. La délégation britannique doit se contenter de quatre cabinets, dont un seul est équipé d’une chasse d’eau ! « Si vous étiez dans les couloirs des chambres à coucher vers 7h30 du matin, vous verriez trois Field marshals faire la queue pour un seau » écrit Sarah Oliver, la fille de Churchill. Il paraît que les diplomates les plus influents envoient leurs attachés leur garder une place dans la file d’attente dès le petit matin !
Vodka à volonté
Dans la plus pure tradition de l’hospitalité russe, les rigueurs de l’habitation sont compensées par l’abondance de nourriture, acheminée à grands frais depuis Moscou. « Des paniers de fruits et des bouteilles d’eau minérale dans chaque chambre, se réjouit Alexander Cadogan, sous-secrétaire aux affaires étrangères du gouvernement britannique. Et aussi une carafe de vodka ! » Cependant les banquets pantagruéliques à base de soupe de chou, de caviar et de poisson fumé n’arrangent rien aux troubles intestinaux des délégués alliés. Les diplomates se souviendront surtout – ou pas – des cuites mémorables que leur infligent leurs hôtes. Fidèle à la « diplomatie de la vodka » qui a fait ses preuves au Kremlin, l’Oncle Joe assomme ses invités de toasts au nom de la fraternité des peuples et de la coopération internationale. « Ils appellent cela une fête, mais c’est une compétition » fait remarquer l’un des Américains présent lors de ces apéritifs où les Russes comparent l’endurance de leurs foies à celle de leurs homologues. A l’issue de ces beuveries, il paraît que de nombreux diplomates doivent être raccompagnés – voire portés – jusqu’à leurs chambres…
Ces excès n’empêchent pas les négociations de suivre leur cours. A l’issue des sept jours de débats, les Américains ont l’impression d’avoir remporté la partie : « pour ce que nous avons gagné ici, fait remarquer le général George Marshall, je serai volontiers resté un mois entier ». Staline et Churchill semblent, devant les caméras, tout aussi satisfaits. On se quitte bons amis. « Après la dernière poignée de main, Yalta est désertée, à l’exception de ceux qui doivent toujours ranger après une fête » ironise Sarah Churchill. La consommation outrancière d’alcool et de tabac à Yalta ne restera toutefois pas sans conséquences : les trois Grands souffriront tous d’attaques cardiaques quelques mois après les faits…
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
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- Diana Preston, Eight Days at Yalta: How Churchill, Roosevelt and Stalin Shaped the Post-War World, Palgrave Macmillan, 2019.
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- Richard Bosworth, Joseph Maiolo (ed.), The Cambridge History of the Second World War, Cambridge University Press, 2015.
- Pierre Milza, « Pendant ce temps-là à Yalta », Paris Match/L’Histoire n°6, avril 2015.
- Phil Edwards, “Booze, bathrooms, and bedbugs at the Yalta Conference,” Vox, 4 février 2015.
- Eti Muharremi, Gentian Vyshka, “The ill-fated triad: Roosevelt, Stalin and Churchill-Post-Yalta strokes and the impact on world leaders,” Journal of Medical Ethics and History of Medicine, 2 décembre 2023.
- Thomas de Waal, “The Yalta Conference Was More Than a Victors’ Feast,” The Carnegie Endowment for International Peace, 4 février 2020.
- Alexandre Sumpf, « La conférence de Yalta », L’Histoire par l’image, février 2025.
