Tourisme Atomique À Las Vegas

Dans les années 1950, la capitale du jeu bénéficie d’une manne touristique inattendue : les tests nucléaires du Nevada attirent une clientèle désireuse d’observer de près des champignons atomiques… Récit.

Las Vegas, été 1952. La nuit est émaillée de néons multicolores. Sur le toit du Flamingo, on sirote des « cocktails atomiques » concoctés pour l’occasion (un savant mélange de vodka, de cognac, de sherry et de champagne). Les regards des clients de l’hôtel-casino sont braqués vers le nord-ouest. Pourquoi ? Tout simplement parce qu’à cent kilomètres de là, une bombe atomique est sur le point d’exploser.

Soudain, une lueur orange engloutit l’horizon. L’espace de quelques secondes, on y voit comme en plein jour. Certains clients esquissent un léger mouvement de recul, d’autres couvrent leur visage de leurs mains (même à cette distance, le flash est plus brillant que la lumière du Soleil). Lorsque le champignon atomique s’élève dans le lointain, quelques sifflements admiratifs se font entendre. Il faudra encore cinq minutes pour que la détonation, un roulement de tambour tonitruant, parvienne aux oreilles des spectateurs éméchés.

La java des bombes atomiques

Surréaliste, cette scène est familière aux habitués de Las Vegas. Depuis quelques temps, la métropole s’est inventée un nouveau nom de scène – « Atomic City ». Pour faire face aux pertes sèches de la Grande Dépression, la ville a légalisé les jeux d’argent en 1931. Des patrons du crime organisé en ont fait leur nouveau terrain de jeu, ouvrant casinos et hôtels de luxe. Chaque année, huit millions de touristes viennent y taquiner la roulette, injectant 200 millions de dollars dans ce paradis du divertissement où la nuit est reine.

Électrique et insomniaque, la « capitale du vice » tranche avec la nature désertique qui l’entoure – une vaste étendue de cailloux, de racines épineuses et de sable à perte de vue. Dans les plaines sèches du Nevada, on n’entend pas les hurlements des jackpots mais le grésillement des dosimètres militaires. C’est là que le gouvernement américain a ouvert, en janvier 1951, un champ d’essai nucléaire pour y perfectionner son arme atomique. L’emplacement est idéal : faible densité de population, peu de précipitations et de vents d’altitude. Qui plus est, le site est déjà sous contrôle fédéral, ce qui facilite la paperasse.

Couvrant 3 500 kilomètres carrés, le Nevada Test Site (NTS) est inauguré par l’explosion d’une bombe d’une kilotonne, baptisée Able, le 27 janvier 1951. Cette fois-ci, les tests nucléaires n’ont pas lieu sur des atolls lointains dans le Pacifique, mais peuvent être saisis par des photographes et des journalistes qui campent aux portes du désert. « Il y a d’abord une vague de chaleur, puis un choc, suffisamment fort pour faire tomber un homme non préparé » rapporte un journaliste du Washington Bulletin. Retransmises à la télévision, les images font le tour du pays : on prendra bientôt la route en famille pour assister en direct à une explosion atomique…

Chambre avec vue

C’est ainsi que Las Vegas, opportuniste, embrasse l’âge atomique. Pour gonfler leur chiffre d’affaires, les établissements locaux n’hésitent pas à organiser des fiestas atomiques sur leurs rooftops afin de permettre à leur clientèle d’admirer d’authentique champignons nucléaires. Le bien-nommé Atomic View Motel promet dans ses brochures « une vue dégagée sur l’explosion depuis le confort d’une chaise longue ». Les touristes plus casaniers préfèrent s’installer loin des néons criards de Las Vegas, en lisière du désert : la Chambre de Commerce a même édité une carte listant les points de vue privilégiés pour organiser un pique-nique ! On y vient en famille, avec sandwiches et Kodak en bandoulière, dans une atmosphère décontractée de vacances d’été.

Mieux encore : capitalisant sur la fièvre atomique, la municipalité organise d’éphémères concours de beauté visant à élire « Miss Atomic Bomb ». Cintrées dans des robes diaphanes simulant un champignon atomique, les lauréates posent naïvement devant les photographes, assurant la promotion d’une région qui se vante de subir en moyenne une explosion atomique toutes les cinq semaines. Dans la conscience collective américaine, Las Vegas est devenu « l’endroit le plus bombardé au monde ».

Tombes atomiques

Bien entendu, quelques consignes de sécurité ont été mises en place par la municipalité : les touristes ne peuvent en aucun cas s’approcher de l’épicentre, la zone étant cadenassée par un cordon militaire, et il est recommandé de porter des lunettes de soleil. Quid des retombées radioactives ? En cette période d’insouciance nucléaire, la population des environs est convaincue que les dégâts des tests se limitent à quelques vitres cassées et des siestes interrompues, tout au plus.

Mais plusieurs scandales vont remettre en question cette vision des choses. En dépit des prévisions météorologiques, les vents dominants charrient les particules radioactives bien au-delà des frontières de l’État : on les détecte en Arizona, en Utah. Des voix s’élèvent. On parle de cancers, de leucémies, de bétail empoisonné. Des bébés contractent des cancers de la thyroïde après avoir bu le lait de vaches irradiées. Comment cela est-il arrivé ? Les experts haussent les épaules. On ne le sait pas encore, mais une dose équivalente à 150 millions de curies (soit trois fois la radiation produite par l’accident nucléaire de Tchernobyl) a été relâchée dans l’atmosphère en une douzaine d’années.

En 1963, après 126 essais atomiques plus ou moins concluants, le NTS décide de déplacer ses expériences dans un endroit plus discret – en sous-sol. Si la nouvelle politique ne permet plus aux touristes d’admirer des champignons atomiques trouer l’horizon, l’état-major américain conduira sur le site près d’un millier de tests nucléaires jusqu’à leur arrêt définitif en 1992, motivé par la fin de la Guerre Froide et l’implosion de l’URSS. Il faudra attendre 1990 pour que le Radiation Exposure Compensation Act propose une compensation financière aux victimes (ou à leurs familles) ayant souffert de l’exposition aux radiations.

De nos jours, la région de Las Vegas irradie toujours. Certains bars et casinos de la ville servent encore des « cocktails atomiques » mais, sur leurs terrasses, on n’admire plus désormais que des levers de soleil.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie

  • Sally Denton & Roger Morris, The Money and the Power: The Making of Las Vegas and its Hold on America 1947-2000, Random House/Pimlico, 2002.
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  • Carole Gallagher, American Ground Zero: The Secret Nuclear War, Doubleday, 1993.
  • Larry D. Gragg, Becoming America’s Playground: Las Vegas in the 1950s, University of Oklahoma Press, 2019.
  • Rio Yamat, “Miss Atomic Bomb: The woman, the mystery and the man who solved it,” APNews, 31 mai 2025.
  • Ralph Vartabedian, “Nevada’s hidden ocean of radiation,” Los Angeles Times, 13 novembre 2009.
  • Mary Manning, “Atomic testing burned its mark,” Las Vegas Sun, 15 mai 2008.
  • Richard Wolfson, Ferenc Dalnoki-Veress, “The Devastating Effects of Nuclear Weapons,” The MIT Press Reader, 2 mars 2022.