Maria Anna, L’Autre Mozart

Dès son plus jeune âge, la sœur aînée de Wolfgang captive les audiences européennes. Mais ses triomphes sont rapidement éclipsés par ceux de son frère… et la promesse d’une vie conjugale bien rangée.

Octobre 1762. Devant une audience frémissante réunie au Palais Collalto de Vienne, deux enfants prennent possession de leurs instruments. Ils sont juchés sur une estrade couverte d’un grand dais. L’aînée s’installe au clavecin ; le cadet empoigne son violon. « Ce sont les enfants Mozart » chuchote un spectateur. Dans le grand salon règne un silence solennel : c’est comme si l’on attendait que des anges prennent la parole.

La réputation de virtuoses de Maria Anna, surnommée « Nannerl » (11 ans) et de son frère Wolfgang Amadeus (6 ans) les a précédés. Leur père et professeur, Leopold Mozart, était autrefois musicien à la cour du prince-archevêque de Salzbourg ; il a décidé de mettre sa carrière de côté pour polir le talent de ses deux « Prodiges de la Nature ». De Londres à Bruxelles, de Paris à Munich, les enfants Mozart éblouissent des assemblées de plus en plus vastes au cours d’une tournée européenne qui traverse 80 villes. Et Wolfgang n’est pas le seul à attirer l’attention. « Imaginez une petite fille de onze ans, jouant les sonates et concertos les plus difficiles des plus grands compositeurs sur son clavecin ou son piano-forte, avec une précision, avec une incroyable légèreté, avec un goût parfait » vante un journal publié à Augsbourg en 1763. A l’époque, le génie de Mozart se conjugue aussi au féminin.

Mademoiselle Mozart

Née en 1751, après trois bébés qui n’ont pas survécu à la petite enfance, Nannerl s’initie très tôt à la musique paternelle. A sept ans déjà, elle fait courir ses doigts sur les touches du clavecin ou du piano-forte, suivant les indications du Notenbuch qui lui a été offert par son père. Menuets, contrepoints, tierces, sixtes : la jeune fille brûle les étapes, révélant avant sa dixième année une oreille et une virtuosité sans égales. C’est à ses côtés que Wolfgang, un enfant blond et tempétueux, fait ses premières gammes. Lorsqu’elle est assise au clavecin, son frère savoure les notes, devinant avant de savoir les écrire les trésors harmoniques qu’elles renferment. « Il s’amusait souvent, longuement à rechercher les tierces qu’il produisait toujours avec le consentement d’un enfançon dévorant une pâtisserie » écrira plus tard l’aînée.

Si Leopold est le premier professeur de Wolfgang, Nannerl est sa première inspiration. Lorsqu’il commence à composer, pour meubler les heures vides des tournées, elle est à ses côtés. Ils jouent souvent à quatre mains sur le même clavier. Plus disciplinée, plus rigoureuse, Maria Anna contribue aussi à faire éclore son génie ; mais s’il n’a pas (encore) les aptitudes techniques nécessaires pour le démontrer en public, Wolfgang se révèle plus précoce que sa sœur. Plus talentueux aussi. Car le génie du petit garçon est en train d’éclater au grand jour… Et bientôt, les duos vont laisser place à des solos.

MUSIQUE DE CHAMBRE. Nannerl et Wolfgang jouent à quatre mains sous le portrait de Anna Maria, leur défunte mère, et sous la supervision de Leopold, leur père. Ce dernier écrit en août 1763 que Nannerl « ne souffre plus » des comparaisons faites avec son frère, signe que des jalousies ont pu déchirer la fratrie. (Image: Domaine public)

C’est en janvier 1762, à l’âge de 6 ans, qu’il compose sa première mélodie. Il est également capable d’identifier n’importe quelle note à l’oreille – qu’elle soit produite par un piano, la cloche d’une église, ou même une horloge mécanique – et d’improviser au violon, au piano et à l’orgue. Plus vif, plus spontané, moins réservé aussi que sa sœur, Wolfgang fait l’objet de toutes les attentions. Nannerl en est bien consciente : lorsque son frère joue, les applaudissements sont plus nourris, les vivats plus enthousiastes. Leopold privilégie désormais l’enseignement de son fils : un traitement de faveur synonyme de solitude et de chagrin pour l’aînée. Indice révélateur : lorsque les virtuoses contractent le typhus en 1765, leur père ordonne de faire dire six messes pour le rétablissement de Wolfgang… et seulement une pour celui de Nannerl ! L’année suivante, lorsque la famille épuisée rentre à Salzbourg, la carrière musicale de l’adolescente touche déjà à sa fin. Maria Anna Mozart a atteint l’âge auquel une fille de bonne famille doit répondre à ses obligations conjugales. Elle ne repartira plus en tournée avec son père. De toute manière, aucune femme ne peut, à l’époque, espérer devenir compositrice. Regrette-t-elle cette injustice ?

Le chant du cygne

Tandis que Leopold part vers l’Italie avec son fils dans ses bagages, en décembre 1769, Nannerl reste avec sa mère à Salzbourg pour chercher un bon parti. L’affaire se conclut en 1784 : elle épouse un magistrat de 47 ans choisi par son père, doublement veuf. Une lettre échangée avec Wolfgang montre qu’elle n’était pas satisfaite de cette union. Elle donnera néanmoins à son époux trois enfants, qui s’ajouteront aux cinq de ses deux précédents mariages.

Alors qu’elle entre de plain-pied dans une vie de femme au foyer, Nannerl continue d’exercer ses doigts au piano-forte, le pratiquant près de trois heures chaque jour. Elle rassemble parfois des connaissances pour jouer des concerts improvisés, pâles reflets de ses tournées triomphales d’antan. Lorsque Wolfgang meurt, foudroyé par une fièvre à l’âge de 35 ans, sa sœur est réquisitionnée pour identifier ses œuvres, laissées en friches. Passée cette date, la vie de Maria Anna sombre dans l’obscurité. En 1825, quatre ans avant sa mort, un couple de visiteurs la trouve aveugle et presque muette, incapable de déchiffrer les partitions du précieux Notenbuch… dans lequel son écriture soignée côtoie les harmonies du plus célèbre musicien de tous les temps.

Initialement publié sur GEO.fr


Bibliographie

  • Aliette de Laleu, Mozart était une femme. Histoire de la musique classique au féminin, Flammarion, coll. Champs, 2024.
  • Jean Blot, Mozart, Gallimard, coll. Folio, 2008.
  • Ruth Halliwell, The Mozart Family, Oxford University Press, 1998.