La Chaise Électrique, Une Création Sous Haute Tension

Afin de discréditer le courant alternatif qui lui faisait concurrence, Thomas Edison a mené une campagne brutale de diffamation. Son point culminant ? Ni plus ni moins que l’invention de la chaise électrique, appelée à une longue et douloureuse histoire…

Les historiens l’ont baptisée « guerre des courants ». Au terme d’un XIXe siècle ébloui par les prouesses techniques de la « fée électricité », deux clans se font face : les partisans du courant continu, représentés par Thomas Edison, et les pionniers du courant alternatif, George Westinghouse et Nikola Tesla en tête. Chacun espère illuminer l’Amérique. Et ce qui n’était au départ qu’une petite brouille commerciale entre les deux va vite dégénérer en guerre ouverte.

En effet, le vent n’est pas favorable à Edison. Même si son courant continu fait des miracles et lui a valu les éloges du grand public – en 1882, il a illuminé Wall Street –, il nécessite de larges fils de cuivre pour être distribué, et les longues distances lui sont généralement préjudiciables. Or le prix du cuivre s’affole dans les années 1880, menaçant l’avenir de son monopole… Affichant un voltage plus important, les tenants du courant alternatif nécessitent trois fois moins de cuivre pour déployer leurs réseaux, et leur production électrique demeure constante tout au long du circuit. La preuve en est faite par les chiffres : en 1887, après seulement un an d’opération, l’entreprise Westinghouse Electric peut se targuer d’avoir installé aux États-Unis un nombre de générateurs de l’ordre de la moitié de ceux déjà déployés par Edison.

La tension monte

Jouissant d’une excellente réputation dans les milieux d’affaires comme scientifiques, celui qu’on surnomme « le sorcier de Menlo Park » ne compte pas se laisser rattraper aussi facilement. Car s’il accuse du retard techniquement parlant, il sait que le monopole du marché se jouera sur un autre terrain – celui de la sécurité. Des milliers de métropoles américaines s’éclairent au gaz : pour décrocher les contrats avec les municipalités, il faudra d’abord garantir la sûreté du dispositif. Dès lors, Edison mobilise ses prises de parole et ses connexions médiatiques afin de discréditer le courant alternatif. Il serait dangereux, affirme-t-il, et risquerait d’électrocuter les Américains au sein de leur propre foyer. « Westinghouse tuera un client dans les six mois qui suivent l’installation d’un système de n’importe quelle taille » affirme Edison en novembre 1886.

BRAINSTORMING. Le laboratoire d’Edison à Menlo Park, New Jersey, où l’ingénieur prend ses quartiers en 1876. Pas moins de 400 de ses inventions seront développées ici. (Credit: AIP Emilio Segrè Visual Archives, Physics Today Collection/Domaine public)

Bien entendu, Westinghouse et ses sbires démentent énergiquement les accusations d’Edison. L’ingénieux Tesla, homme de l’ombre de Westinghouse Electric depuis son renvoi par Edison, organise même des démonstrations au cours desquelles l’électricité, conduite par son propre corps, permet d’allumer une ampoule au creux de sa main… Il faudra donc déballer de plus solides arguments pour envoyer Westinghouse à la banqueroute. Or, une nouvelle opportunité de diffamation se présente : l’État de New York souhaite faire évoluer son système judiciaire, et moderniser la façon dont il administre la peine capitale. Les législateurs ont donc formé une commission afin de lister les alternatives à la pendaison.

Le dentiste et le sorcier

Fermement opposé à l’usage de la peine de mort, Edison n’aurait pas dû prendre part à ce débat d’idées. Jusqu’à cette lettre, envoyée par un dentiste de Buffalo, qui lui parvient en novembre 1877. Alfred Southwick y affirme qu’il a vu un ivrogne mourir électrocuté au contact d’un générateur électrique, et qu’une machine de conception similaire pourrait administrer la peine de mort sans douleur. Le dentiste en appelle à l’ingéniosité du « sorcier de Menlo Park » pour inventer une machine capable de tuer de manière douce et immédiate. Au départ rebuté par cette idée grotesque, Edison finit par changer d’avis, rangeant ses convictions au placard afin de faire une nouvelle fois du tort au courant alternatif. Il griffonne à l’intention du dentiste une réponse enthousiaste : « l’appareil le plus approprié à cette fin est la catégorie de machines dynamo-électriques qui utilisent des courants intermittents, ronronne Edison. Les plus efficaces d’entre elles sont connues sous le nom de ‘‘machines alternatives’’ fabriquées principalement dans ce pays par M. Geo. Westinghouse, Pittsburgh. »

Pour appuyer ses dires, à partir de 1887, Edison exécute publiquement des dizaines d’animaux – chiens, chats, chevaux – à l’aide des générateurs au courant alternatif estampillés Westinghouse. L’ingénieur répète ces spectacles macabres au sein de son laboratoire d’Orange (New Jersey), « tant et si bien que la population locale d’animaux en fut en danger d’extinction » s’amuse-t-il. Ces expériences macabres révulsent ses contemporains, mais contribuent à propager une idée simple : les machines de Westinghouse peuvent tuer. Point d’orgue de sa campagne de diffamation, Edison commissionne la création d’un nouveau dispositif de mise à mort alimenté par l’électricité. Payé en sous-main par l’ingénieur américain, Harold P. Brown développe le premier prototype de chaise électrique en 1890. La sémantique a bien absorbé les rumeurs propagées par Edison, puisque dans ces années où le mot « électrocution » n’est pas encore apparu dans les dictionnaires, on dit de quelqu’un foudroyé par l’électricité qu’il a été « westinghoused ».

ENTHOUSIASTES. Une illustration de la chaise électrique parue le 30 juin 1888 dans le magazine Scientific American. « L’État de New York peut s’enorgueillir d’avoir banni la potence et d’avoir institué une méthode d’exécution des criminels plus humaine et plus scientifique » peut-on lire dans l’article qui l’accompagne. (Credit:Scientific America/Domaine public)

Le premier cobaye à passer sur la chaise s’appelle William Kemmler, détenu pour meurtre à la prison d’Auburn (New York). Inquiet de voir les calomnies de son rival porter leurs fruits, Westinghouse a dépensé 100 000 dollars en frais de justice pour le sortir de cellule. En vain : Kemmler voit ses poignets et ses tibias sanglés à la chaise électrique le 6 août.

Assuré qu’il ne souffrirait pas lors de la procédure, l’homme se montre calme et détendu le jour de son exécution. « Messieurs, je vous souhaite à tous bonne chance, déclare-t-il face au parterre de journalistes. Je vais dans un bel endroit et je suis prêt à partir. » Une fois prononcés les derniers sacrements, « l’électricien d’État » actionne une manette pour envoyer mille volts dans le corps du condamné. Pendant 17 secondes, le corps de Kemmler est secoué de convulsions avant de – enfin – s’affaisser. Une fois le courant éteint, Southwick prend place devant la machine, se félicitant de son invention : « Ceci est l’aboutissement de dix années de travail et d’études, se flatte-t-il devant le parterre de journalistes venus assister à l’exécution. Nous vivons aujourd’hui dans une civilisation supérieure. »

Mais son discours est interrompu par une prise d’air affolée de la part du condamné. « Mon Dieu, il est vivant ! » s’étrangle un membre de l’audience. On demande aussitôt à l’exécuteur de rallumer sa machine laquelle, alimentée par une dynamo, prend plusieurs minutes à se recharger. Enfin on renvoie le courant, et le calvaire de Kemmler se poursuit pendant plusieurs minutes tandis qu’une odeur atroce de viande brûlée se répand à travers la pièce. Lorsque le médecin confirme le décès, les témoins ne mâchent pas leurs mots pour décrire cette boucherie, qui a vu l’exécuté « littéralement rôti à mort ». « Un spectacle affreux, bien pire que la pendaison » s’indigne un journaliste du New York Times. « Ils auraient fait mieux avec une hache » renchérit George Westinghouse, vainqueur inespéré de ce bras-de-fer à distance avec Thomas Edison.

La campagne de souillure orchestrée par Edison ne portera pas ses fruits. Accablée par le coût mirobolant des aménagements qu’elle projette pour approvisionner les métropoles américaines en électricité, son entreprise bat de l’aile. Edison ayant été écarté du management de l’entreprise après sa fusion, en 1889, Edison General Electric se tourne désormais vers des systèmes utilisant le courant alternatif. La construction d’une centrale alimentant New York en courant alternatif en 1896 clôt officiellement la guerre des courants sur la victoire de Westinghouse qui, entre temps, s’est joué de Nikola Tesla. Quant à la chaise électrique, enfant inattendu de cette rivalité commerciale, elle est encore en usage aujourd’hui dans huit États américains.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie