Dans les années 1950, l’homosexualité est pénalisée en Grande-Bretagne. La communauté gay contourne la répression en utilisant un dialecte crypté, le « polari », qui lui permet de s’exprimer librement en public.
« Bona to vada your dolly eek! » Lancée à la volée dans le métro de Londres, la phrase aurait dû faire sourire, pourtant aucun des passagers du Tube ne l’a décryptée. Seule la personne à qui elle était adressée, un trentenaire élégant, en a compris le sens : elle signifie « ça fait plaisir de voir ton joli visage » en polari. Les deux hommes se lancent aussitôt dans une conversation animée, sous le regard décontenancé des badauds.
La vie en rose
Nous sommes au printemps 1951. Affamée et pilonnée par la guerre, la capitale britannique reprend des couleurs, savourant une liberté chèrement gagnée. Dans son discours de 1946, Churchill a appelé à « la liberté et [au] progrès pour les foyers et les familles, pour tous les hommes et toutes les femmes ». Certes… à condition qu’ils soient hétérosexuels. Car les autorités britanniques continuent de s’acharner sur la communauté gay : s’ils ne sont plus pendus depuis 1861, les homosexuels risquent désormais la prison ou la castration chimique.

Face au zèle des policiers, les « déviants » réagissent en s’appropriant un langage de la marge : le polari (de l’italien parlare, « parler »). Au XIXe siècle, c’était le dialecte des voyageurs et des marginaux. Artistes de cirque, forains, prostituées, vagabonds, dockers, personnes sans domicile le réinventent depuis plusieurs générations, laissant fleurir cet argot dans leurs communautés en vase clos. A partir des années 1900, il s’épanouit dans les clubs gays de Soho, sur les bateaux de la marine marchande, dans les théâtres ou les foires itinérantes – ce, malgré une raideur grammaticale assez déconcertante…
En effet, la structure du polari est assez énigmatique. Héritée de l’argot des criminels en usage depuis le XVIIe siècle, elle emprunte à la fois au français (bijou, par exemple, signifie « petit » en polari), à l’allemand, au romani, à l’italien, à l’hindi et au yiddish. Qui plus est, elle se construit au fil de l’eau en rencontrant d’autres sonorités, d’autres rimes. Si son lexique n’excède pas quelques centaines de mots, elle se métamorphose en permanence, si bien qu’il faut l’entendre au quotidien pour y être initié(e).
Parler sans être entendu
Quel est l’intérêt de comprendre ce langage crypté ? Le polari permet aux gays d’exprimer librement leurs opinions – et leur sexualité – sans éveiller les soupçons. On peut se moquer ouvertement d’un rozzer (« policier ») en pleine rue, planifier un rendez-vous galant avec un membre du même sexe, échanger les ragots sans froisser Jennifer Justice (« les autorités »). Lourde d’insinuations et de sous-entendus, cette langue est d’autant plus libératrice qu’elle permet de donner un nom à des éléments de la sous-culture gay refusé dans l’anglais courant. Et se ménager une place dans le vocabulaire, c’est déjà un peu gagner l’espace public…
En 2010, l’Université de Cambridge a ajouté le polari à la liste des langues menacées d’extinction. En effet, elle n’a plus vocation à être parlée depuis la dépénalisation de l’homosexualité, actée en 1967 en Grande-Bretagne. Toutefois la communauté LGBTQ+ en entretient l’héritage : une Bible en polari a même été récemment éditée et versée au domaine public ! En un mot : fantabulosa.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Paul Baker, Fabulosa: The Story of Polari, Britain’s Secret Gay Language, Reaktion Books, 2019.
- Alexandra Topping, “‘Countless lives damaged’: UK’s dark history of gay conversion practices,” The Guardian, 3 octobre 2022.
- Beverley D’Silva, “Mind your language,” The Observer, 11 décembre 2000.
- Paul Baker, “A brief history of Polari: the curious after-life of the dead language for gay men,” The Conversation, 8 février 2017.
