Et Haussmann Inventa La Ségrégation Sociale à Paris…

Achevé en 1870, le grand chantier haussmannien a métamorphosé Paris. Mais aussi signé le divorce entre « beaux quartiers » et bastions prolétaires, tout en favorisant la surveillance policière. Récit d’un chantier pas si innocent que cela.

Au milieu du XIXe siècle, le préfet de la Seine Georges Eugène Haussmann reçoit de la part de Napoléon III une mission de grande ampleur : remettre Paris à neuf. Dans la capitale, l’étroitesse des rues ne suffit plus à faire circuler ses 1,2 millions d’habitants. Les maisons s’entassent, les rats prolifèrent, la Seine sécrète un venin d’immondices. Ce tissu urbain chaotique fait planer la menace de dangereux miasmes, suscitant l’angoisse des courants hygiénistes, et facilite la criminalité de l’ombre. Pire encore : désertant le centre livré à la misère, les riches posent leurs valises dans les faubourgs. On saigne Paris de ses élites ! Pour redonner son lustre à la capitale, insiste Napoléon III, il faut l’aérer et l’embellir. « Ouvrons de nouvelles rues, assainissons les quartiers populaires qui manquent d’air et de jour, et que la lumière bienfaisante du soleil pénètre partout dans nos murs » proclame l’Empereur en 1850. C’est au cours de ce chantier monumental que la capitale, débarrassée de ses nids à rats, doit devenir pour de bon « la Ville-Lumière ».

Le grand détournement

Désigné architecte-en-chef, le baron Haussmann n’y va pas par quatre chemins. Il fait percer de grands axes de circulation, abattre les maisons insalubres où les épidémies prolifèrent, araser des collines entières pour niveler le terrain. Les immeubles bourgeois en pierre de taille bourgeonnent le long des nouvelles artères, engloutissant 25 000 maisons du centre-ville sous les pics des démolisseurs. La préfecture de la Seine a en effet autorité pour exproprier les parcelles situées sur le tracé du chantier… et tant pis si leurs locataires doivent trouver refuge dans les banlieues !

BIDONVILLES. Les taudis de la rue du Marché-aux-Fleurs (gauche) ou le cloaque de la rue des Marmousets (droite) photographiés par Charles Marville avant leur réaménagement par Haussmann. En abattant les bâtiments de bric et de broc et les ruelles trop étroites, le baron force les miséreux de l’Île de la Cité à faire leurs valises ! (Credit: Domaine public)

Mais le jeu, affirme le baron, en vaut la chandelle. Après dix-sept années de chantier, Paris s’est métamorphosée, facilitant l’écoulement urbain entre ses murs : dès 1860, il suffit de vingt minutes de trajet en omnibus pour traverser la cité de part en part ! Par ailleurs, les égouts de Paris ont été modernisés, la Seine assainie. Les trottoirs sont désormais hérissés de réverbères, la voirie bordée de 80 000 arbres, et chaque Parisien peut désormais trouver un îlot de verdure moins de dix minutes de marche de son domicile. Parcs, ponts, squares, fontaines ont été aménagés, faisant entrer la capitale dans la modernité.

Et pourtant, avant même que les travaux ne s’achèvent, des voix s’élèvent contre « l’Attila de la ligne droite » – ce baron destructeur dont les démolitions amputent Paris de son identité. Certains assimilent cette campagne de réaménagement urbain à une vaste opération de « flicage » de la population. Adieu, ruelles sordides du Paris criminel ; bonjour, grands axes faciles à surveiller, où l’armée peut se déployer rapidement… et où l’on peut tirer au canon en ligne droite sur les mécontents !

L’architecte et le policier

C’est un élément qui ne passe pas inaperçu dans la presse tricolore : en réaménageant Paris, les 80 000 ouvriers d’Haussmann désembrouillent également ses nœuds criminels, jetant les trafics clandestins et les commerces malsains en pleine lumière. « Jadis les voleurs de toute sorte recherchaient le centre de Paris, écrit un contemporain en 1879 ; ils trouvaient là des réduits obscurs, des abris certains, des maisons à triple sortie […]. En éventrant ces vieux pâtés de maisons, où la vermine disputait le logis aux voleurs, en démêlant à coups de pioche ces écheveaux de ruelles malsaines, en y faisant violemment entrer l’air et le soleil, on n’a pas seulement apporté la santé, on a moralisé ces quartiers misérables. »

Mais à quel prix ? Décourager la criminalité est une chose ; empêcher l’émeute en est une autre. Foyer d’insurrections, Paris a encore en mémoire le tracé de ses barricades, élevées par les contestataires lors des « Trois Glorieuses » de 1830, de l’insurrection de 1832, puis de la Révolution de 1848. Les transformations d’Haussmann entendent « pacifier » l’espace public, le rendant plus contrôlable, et donc moins propice à la guérilla urbaine.  « J’ai rarement vu mon souverain enthousiasmé, se félicite Haussmann au sujet de Napoléon III ; cette fois il le fut sans réserve tant il attachait de prix, dans un intérêt d’ordre public, à créer une voie d’accès dans le centre habituel des émeutes. »

LE BARON ET L’EMPEREUR. Représentés ensemble sur cette peinture signée Adolphe Yvon, le préfet de la Seine et Napoléon III étaient liés par la même volonté de remettre Paris à neuf… quitte à sacrifier les classes populaires en contrepartie. (Credit: Musée Carnavalet/Wikimedia Commons)

La naissance du cloisonnement social

En outre, lors de ses travaux de grande envergure, le préfet de la Seine n’a pas seulement repoussé les petits trafiquants vers la banlieue. La démolition de quartiers entiers a conduit à l’émigration contrainte d’une partie de sa population, incapable de s’installer dans les logements bourgeois que « l’exagération des loyers rend inaccessibles aux anciens habitants » s’indigne un journaliste du Temps en 1867. Or, la plupart des individus délogés étant issus des classes populaires, les arrondissements de Paris perdent leur homogénéité sociale et s’enferment dans une logique de gentrification. « Oui, je l’avoue, pour ma part, j’aimais ce vieux Paris dont vous parlez avec tant de mépris, dénonce le député républicain Jules Favre en 1869. Les classes de la population y étaient rapprochées, les rapports y étaient mieux établis. »

Normalisant le cloisonnement social, le grand chantier parisien de 1853-1870 empêche les mélanges sociaux qui caractérisaient habituellement les rapports de voisinage à Paris. Et il semble qu’il s’agisse d’une stratégie assumée plutôt qu’un effet collatéral… « Au lieu de s’épuiser à résoudre le problème qui paraît de plus en plus insoluble dans la vie parisienne bon marché, insistait le baron Haussmann dans une lettre à Napoléon III, [il faut] accepter dans une juste mesure la cherté des loyers et des vivres […] comme un auxiliaire utile pour défendre Paris contre l’invasion croissante des ouvriers de province. » Après 1870, se distinguent définitivement les « beaux quartiers » des bastions populos – une ségrégation spatiale encore d’actualité de nos jours.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie

  • Pierre Ancerry, « Le plan Haussmann et la mort du vieux Paris », RetroNews, 4 avril 2021.
  • Alain Faure, « Spéculation et société : les grands travaux à Paris au XIXe siècle », Histoire, économie & société, 23e année (2004), pp. 433-448.
  • Paul Léon, « Un centenaire : Haussmann et la naissance du Paris moderne », Revue Des Deux Mondes (1829-1971), 1953, pp. 385-408.
  • Olivier Gras, « Alain Rustenholz, De la banlieue rouge au Grand Paris », Lectures, 15 juin 2015.
  • Pierre Bergel (dir.), La ville en ébullition. Sociétés urbaines à l’épreuve, Presses Universitaires de Rennes, 2014.