Comment Le Ju-Jitsu A Rééquilibré La Bataille des Sexes

Au début du XXe siècle, en proie à une montée des violences policières, les militantes britanniques formées au « suffrajitsu » sont passées des poings levés aux poings serrés.

En cet automne 1911, l’Union sociale et politique des femmes (WSPU) organise des réunions qui n’ont rien d’ordinaire. D’habitude, les militantes britanniques se retrouvent dans des salons londoniens où les brochures estampillées « VOTES FOR WOMEN » côtoient les verres de limonade, les biscuits et les brouillons de discours. Mais depuis quelques semaines, leurs rendez-vous ont été déplacés sur Argyll Street, derrière les murs d’un nouveau quartier général : un dojo, temple des arts martiaux japonais.

LES POINGS SUR LES I. Les arts martiaux japonais débarquent en Europe dans les années 1880-90, comme le ju-jitsu, dérivé des pratiques traditionnelles des samouraïs de l’ère Edo. (Source: British Press via Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0)

Pour comprendre ce qui a fait passer ces activistes des estrades aux tapis matelassés, il faut revenir quelques années plus tôt. La WSPU a été fondée par Emmeline Pankhurst en 1903 afin d’arracher, par tous les moyens, le droit de vote des femmes. « Des actes, pas des mots » est son slogan officieux. Lorsque ses membres se rassemblent, il leur arriver de se livrer à des actes de vandalisme : dégrader des biens publics permet d’attirer l’attention du public. Suivant les directives d’un gouvernement qui cherche à décourager les suffragettes, la police métropolitaine réplique avec force, envoyant des dizaines de militantes derrière les barreaux. Lorsque ces dernières protestent par des grèves de la faim, elles sont nourries de force à l’aide d’un tube naso-gastrique… Dans ce contexte d’hostilité grandissante entre les autorités et les activistes de la WSPU, une étincelle suffirait à mettre le feu aux poudres.

La manifestation tourne au vinaigre

L’étincelle jaillit le 18 novembre 1910. Ce jour-là, les suffragettes se massent sur le seuil du Parlement britannique pour protester contre le rejet d’un texte – la Conciliation Bill – qui aurait pu permettre à un million de femmes de prendre le chemin des urnes. On plaçait beaucoup d’espoir dans ce projet : furieuses, les militantes se déploient près du palais de Westminster avec leur infatigable leader, Emmeline Pankhurst, en première ligne.

Rapidement, les insultes commencent à pleuvoir. Les mots attisent les premiers coups de sang et, en quelques instants, la manifestation dégénère en pugilat. Les policiers matraquent ; quelques riverains – des hommes – s’en mêlent. Les suffragettes sont battues, traînées sur le pavé, immobilisées au sol d’un coup de genou. Leurs bras sont tordus, leurs poitrines pincées. « Nous avons vu les femmes sortir et revenir épuisées, avec des yeux noirs, des saignements de nez, des ecchymoses, des entorses et des luxations » commente, horrifiée, la fille d’Emmeline Pankhurst au terme d’une rixe qui aura duré six heures. Lorsqu’on relève les blessées, on constate que 200 femmes, soit deux tiers des manifestantes, ont été prises dans la mêlée. Deux d’entre elles mourront des suites de leurs blessures. Même si Winston Churchill, alors ministre de l’Intérieur, refusera d’ouvrir une enquête publique (malgré 135 plaintes dont 29 font état d’agressions sexuelles), le mal est fait : ce « vendredi noir » prépare la radicalisation du mouvement suffragiste.

LE CHOC DES PHOTOS. Imprimée en une du Daily Mirror le 19 novembre 1910, au lendemain du Black Friday, cette photo qui voit une militante (Ada Wright) tabassée par un policier a fait polémique. On aurait même tenté d’empêcher sa publication – en vain…

Suffrajitsu : les femmes au dojo

En réponse aux abus qu’elles ont subi, Emmeline Pankhurst enjoint les membres de la WSPU à se former au ju-jitsu dès 1911. C’est Edith Garrud, opératrice d’un des premiers dojos de Londres et membre de la Ligue de Libération des Femmes depuis 1906, qui s’occupe de leur instruction. Une unité d’élite, les Bodyguards (« gardes du corps »), est chargée de protéger Pankhurst de nouvelles tentatives d’arrestation. La presse de l’époque s’amuse du mélange entre arts martiaux et revendications féministes, baptisé « suffrajitsu » en 1914.

Les hommes ont tort d’en rire. Introduit à la fin du XIXe siècle en Europe, le ju-jitsu (littéralement « art de la souplesse ») capitalise sur le poids de l’adversaire pour l’utiliser à ses dépens. Ce n’est pas un exercice de force, mais d’immobilisation et d’équilibre. « Dans cet art, tous sont égaux, petits ou grands, lourds ou légers, forts ou faibles ; c’est la science et l’agilité qui remportent la victoire, promet Edith Garrud dans un manifeste de 1910. La science, la rapidité, la vitalité et l’intelligence sont certainement égales à la force brute en politique comme dans les combats. »

22, VOILÀ LES FEMMES. Dans le dojo d’Edith Garrud, les militantes apprennent le b.a-ba de la self-défense, capitalisant sur le poids ou la taille de l’adversaire pour les utiliser contre lui. (Source: British Press via Wikimedia Commons/CC BY-SA 4.0)

La formatrice, qui mesure moins d’un mètre cinquante, sait de quoi elle parle : elle est capable d’envoyer au tapis les molosses de la Metropolitan Police dont la taille minimum requise est de 1,78m ! Bien entendu, l’objectif n’est pas seulement de combattre la brutalité des gendarmes :  l’apprentissage du ju-jitsu tempère aussi les violences domestiques, décourage les agressions sexuelles et contribue à casser le mythe d’un « sexe faible » et vulnérable. Au grand dam du patriarcat britannique qui a ses habitudes au Parlement, au pub et au commissariat.

Le sexisme au tapis

Les prises de bec entre les militantes et les policiers empirent en 1914 : les femmes sont tabassées en pleine rue, pelotées par des policiers indélicats. Certaines s’en défendent en plaquant des morceaux de carton sous leurs vêtements. D’autres privilégient la manière forte, dissimulant matraques et fouets dans leurs robes. Il n’est pas rare de voir une militante utiliser l’épingle à chapeau qui retient son couvre-chef en cas d’altercation musclée ! Les fruits de la formation ont porté leurs fruits : durant la « bataille de Glasgow » (9 mars) et le raid sur Buckingham (24 mai), de nombreux gendarmes se retrouvent malmenés par des femmes deux fois moins lourdes qu’eux. Et même si le suffrage féminin marque le pas, les militantes s’en consolent en rétablissant la parité des contusions et des bras cassés.

Pankhurst et ses « Amazones » auraient bien pu continuer à jouer des poings avec les forces de l’ordre… Mais la déclaration de guerre de l’Allemagne, en août, interrompt cette période mouvementée. L’Europe prend les armes ; la WSPU les dépose. Décidée à encourager l’effort de guerre, Pankhurst abandonne les actions « coups de poing » et dissout le corps des Bodyguards en 1914. Le droit de vote finira par être généralisé à toutes les femmes britanniques de plus de 21 ans en 1928, deux décennies après l’ouverture du Club d’autodéfense des suffragettes.

Initialement publié sur Slate.fr


Bibliographie

  • Estelle Sylvia Pankurst, The Suffragette: The History of the Women’s Militant Suffrage Movement 1905-1910, 1911.
  • Harold L. Smith, The British Women’s Suffrage Campaign, 1866-1926, 2nd ed., Routledge, 2007.
  • Lucy Delap, Maria Dicenzo, Leila Ryan (dir.), Feminism and the Periodical Press 1900-1918, vol. II, Routledge, 2006.
  • Wendy L. Rouse, Her Own Hero. The Origins of the Women’s Self-Defense Movement, New York University Press, 2017.
  • Alison Dean, Seconds Out: Women and Fighting, Coach House Books, 2021.
  • David Roberts, Suffragette. The Battle for Equality, Pan Macmillan/Two Hoots, 2018.
  • Megan McEachern, “Suffra-jiu-jitsu: New exhibition sheds light on little known facts about Scotland’s suffragettes”, The Sunday Post, 28 février 2019.
  • Camila Ruz & Justin Parkinson, “’Suffrajitsu’: How the suffragettes fought back using martial arts”, BBC News, 5 octobre 2015.
  • Alice Bonzom, ““If You Want to Earn Some Time, Throw a Policeman!”: Suffragettes and Self-Defence in Edwardian Britain”, Caliban, 62, 2019, pp. 31-54.
  • Jessica Brain, “Black Friday”, Historic UK, 10 avril 2022.