Le 6 juin 1944, Sword Beach est pilonnée par un déluge d’artillerie. Au milieu des cris et des éclats d’obus, le soldat britannique Bill Millin joue de la cornemuse.
Ils se souviennent surtout du bruit. Les balles qui ricochent sur la barge, le souffle court des soldats, les implosions sourdes des obus dans l’eau. Plus que quelques minutes. La tension qui lie les hommes ballottés par les flots est comme un courant électrique. A l’horizon, on devine une plage hérissée de silhouettes squelettiques – des batteries allemandes à longue portée qui pourraient brûler Douvres. On attend.
Il est 07h25 lorsque la première barge touche terre à Sword Beach, la portion la plus orientale des plages du Débarquement. C’est une langue de sable qui court de Saint-Aubin-sur-Mer à Ouistreham, grouillante de casemates et de bunkers abritant snipers et mitrailleuses lourdes. L’ordre retentit.

Le jour le plus long
Dès le premier pas sur le sable mouillé, les troupes anglo-canadiennes essuient le feu nourri des sentinelles allemandes, pourtant moins nombreuses qu’à Omaha. Après des heures de silence tendu, voici venir la cacophonie meurtrière. Les cris des blessés, le claquement régulier des fusils à lunette, les éclaboussures, le grognement caractéristique des canons de 88 millimètres éventrent la quiétude habituelle de la lande. Avec un bruit mou, les corps tombent sur la plage sous lesquels s’étendent, comme des fleurs du désert, des flaques rouges.
Au milieu du tumulte, le soldat de deuxième classe Bill Millin s’extrait de la mêlée. Son kilt – c’est celui de son paternel, vétéran de 14-18 – surnage dans l’eau rougie. Mais le soldat de 21 ans garde la tête froide et son arme bien au-dessus de l’eau. Son arme n’est pas vraiment une arme. C’est une cornemuse.
Une fois arrivé sur le plancher des vaches, il en tire quelques notes humides. La mélodie plaintive de Highland Laddie, marche des régiments écossais depuis le XVIIIe siècle, roule au milieu de la canonnade. « J’ai commencé à jouer dès que j’ai touché l’eau, expliquera-t-il plus tard. Dès que j’entends cette mélodie, désormais, je me revois marchant parmi les vagues. »
Le calme pendant la tempête
C’est une tradition dans la brigade de Lord Lovat que d’avoir un « piper » dans l’unité, même si l’armée en déconseille l’utilisation depuis les pertes essuyées pendant la Grande Guerre. Certes, la peau de mouton est une piètre protection face aux éclats de shrapnel… Mais lorsque son musicien lui a fait remarquer que les Britanniques n’autorisaient plus les joueurs de cornemuse dans leurs rangs, son chef de clan lui a rétorqué : « Ah, mais il s’agit du Bureau de la Guerre anglais. Nous sommes tous deux Écossais, et ce règlement ne s’applique sûrement pas. »

Pas de discussion, donc. Road to the Isles s’élève maintenant dans l’air poussiéreux. Millin joue, et le sifflement des notes rivalise avec celui des balles. Même lorsqu’un compagnon d’arme s’effondre à côté de lui, touché au visage, Millin souffle dans son instrument, imperméable aux horreurs du combat. Le son de la cornemuse enveloppe tout. « Les blessés étaient choqués de me voir. Ils s’attendaient à voir un docteur ou à recevoir quelque forme d’aide médicale. A la place, ils m’ont vu dans mon kilt, jouant de la cornemuse… »
Et s’il s’agissait d’un antidote tout aussi efficace ? Les mélodies de Millin redonnent du cœur aux troupes anglo-canadiennes, qui redoublent d’efforts. Bientôt tous les hommes sont abrités sur la plage. « Cela nous donna du courage et augmenta notre détermination, témoignera plus tard Tom Duncan, un des membres du commando. Au-delà de la fierté que nous avons ressentie, cela nous rappelait notre chez-nous, et ce pourquoi nous nous battions pour nos vies et celles de nos proches. »
Dernier couplet
09h30. Deux heures se sont écoulées depuis l’assaut initial. Sword est prise. Sécurisée, la plage voit maintenant débarquer le reste de l’infanterie qui va pousser à l’intérieur des terres, vers Lion-sur-Mer et la route de Caen. Fait prisonnier par les forces d’invasion, un sniper allemand aurait déclaré avoir vu le musicien dans la lunette de son viseur mais, le prenant pour un fou, aurait décidé de l’épargner… Sage décision.

Non loin de là, Bill Millin et son commandant visent désormais le pont « Pegasus » de Bénouville, principal objectif de la journée, que tous deux franchiront victorieusement sous une vigoureuse averse de balles. En début d’après-midi, la perspective d’une contre-offensive allemande est effacée. On ne recense « que » 630 victimes à Sword Beach, morts et blessés confondus, soit 2.2% du bilan journalier. Et si la cornemuse du deuxième classe Millin y était pour quelque chose ?
Démobilisé en 1946, le musicien se retire dans la vie civile, travaillant comme infirmier à Glasgow puis dans le Devon. Il dépoussière régulièrement sa cornemuse pour honorer ses vieux compagnons d’armes ; il en joue notamment aux funérailles de son ancien commandant, Lord Lovat, en 1995. Sa propre mélodie s’arrête en 2010. L’instrument que Bill Millin a pressé contre son cœur le jour du Débarquement est aujourd’hui exposé au musée de Dawlish, en Angleterre. Son souffle est encore dedans.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Olivier Wieviorka, Normandy: the landings to the liberation of Paris, Harvard University Press, 2008.
- “Piper Bill Millin – obituary,” The Telegraph, 18 août 2010.
- “The story of the ‘mad’ Highland piper of World War II,” The Scotsman, 11 mars 2016.
- “Obituary: Bill Millin,” The Economist, 26 août 2010.
