Candidate à l’élection américaine de 1872, Victoria Woodhull était une militante féministe prônant l’amour libre. Pour avoir transgressé sa condition de femme, « Madame Satan » a été oubliée par l’Histoire…
Ce mardi 5 novembre 1872, la fourmilière new-yorkaise paraît un peu plus agitée que d’habitude. Rien de surprenant : c’est un jour d’élection ! Dès le petit matin, les riverains sont alpagués par les crieurs de journaux qui prédisent, à la quasi-unanimité, la victoire d’Ulysses S. Grant. Le Républicain, héros de la Guerre de Sécession et candidat à sa propre succession, n’a que peu d’opposition : son adversaire direct, le Libéral Horace Greeley, a mené une campagne faiblarde qui n’a pas su emporter l’adhésion opportuniste des Démocrates. Le résultat est sans appel : 31 des 37 États vont à Grant, qui s’impose avec une avance confortable de 11.8%.

Certains bulletins, toutefois, n’ont pas été comptabilisés : ceux obtenus par Victoria Woodhull, candidate muselée par la presse et descendue en flammes par l’opinion publique. Cette dernière a passé la journée électorale dans une cellule de la prison de Ludlow Street, à Manhattan.
La candidature de Woodhull paraissait pourtant opportune. Trois ans plus tôt, l’Association nationale pour le vote des femmes (NWSA) et l’Association pour le suffrage des femmes américaines (AWSA) voyaient le jour. Le mouvement des suffragettes prenait chaque jour plus d’ampleur, réclamant un droit de représentation jusqu’alors réservé aux hommes ; mais à ce mouvement de plus en plus bruyant, il manquait un geste fort. Et un visage.
Pourquoi pas celui de Victoria Woodhull ?
Itinéraire d’une enfance gâchée
Née dans une famille pauvre sur les friches de l’Ohio, d’une mère illettrée et d’un père arnaqueur, Victoria mène une enfance instable. Baladée sur les sentiers caillouteux des pionniers, elle gagne son argent de poche en disant la bonne aventure et en vendant des élixirs « miraculeux ».
En 1853, Victoria finit par échapper aux griffes de sa famille en épousant un commerçant qui se prétend médecin. Elle vient d’avoir 15 ans. Mais son nouveau mari, un charlatan doublé d’un alcoolique, multiplie les infidélités : douze ans plus tard, le divorce est prononcé. C’est peut-être à ce moment-là que Victoria élabore la doctrine « free love » qui guidera son militantisme ? Elle considère en effet que les choix conjugaux doivent être libres, et que ni l’adultère, l’avortement, le mariage ni le divorce ne devraient nécessiter l’approbation d’une quelconque autorité morale ou légale.

Vers la fin des années 1860, Victoria devient la conseillère spirituelle d’un magnat du chemin de fer, Cornelius Vanderbilt – un partenariat qui assure son indépendance économique. « La capacité d’une femme à gagner de l’argent est une meilleure protection contre la brutalité et la tyrannie masculines que son droit de vote » affirme-t-elle. Pari réussi : du haut de ses 31 ans, Victoria devient millionnaire alors que la plupart des Américaines ne possèdent rien en leur nom propre.
« Madame Satan »
Injectant sa fortune dans la création d’un journal hebdomadaire, le Woodhull & Claflin’s Weekly, qui tire à plus de 100.000 exemplaires, Victoria attire l’attention des médias en publiant notamment la première traduction du Manifeste du Parti Communiste de Karl Marx. Elle profite de cette nouvelle visibilité pour promouvoir ses idéaux : revaloriser la place de la femme au travail et dans son foyer, obtenir un salaire égal aux hommes pour un travail égal, démocratiser l’amour libre…
Ce dernier cheval de bataille fait couler beaucoup d’encre. La militante n’en démord pas : elle estime que le consentement et le désir partagé sont les clés de voûte des relations amoureuses, écrivant notamment que « rien n’est plus destructeur que les relations sexuelles exercées habituellement et sans consommation parfaite et réciproque ». Dans une Amérique victorienne étranglée par le puritanisme, cette liberté de parole ressemble à une injure aux bonnes mœurs.

Pire : la critique pointe également dans son propre camp. Les autres suffragettes, estimant que les revendications enragées de Victoria font de l’ombre à la conquête du droit de vote, s’en détournent. Vilipendée par la presse, « Madame Satan » publie des articles de plus en plus féroces à l’égard de ses détracteurs… D’autant qu’elle brigue désormais la position la plus élevée du pays, se positionnant candidate à l’élection présidentielle de 1872.
Mrs. President
Les murs se resserrent peu à peu sur Victoria Woodhull. Le 2 novembre 1872, après la publication d’un article dénonçant l’adultère du révérend Beecher, un membre éminent de la communauté new-yorkaise, elle est arrêtée par les autorités fédérales pour « publication d’un journal obscène ». Elle croupit plusieurs semaines en cellule tandis que le vétéran Ulysses S. Grant fête sa réélection.
Espérait-elle vraiment remporter le scrutin de 1872 ? Sans doute pas. Même en cas de résultat favorable, elle n’aurait pu investir la Maison-Blanche, car elle est âgée de 34 ans – trop jeune d’une bougie pour respecter le seuil fixé par la Constitution. Cependant le geste aurait été à la hauteur de l’enjeu…
En 1877, dégoûtée par les égarements d’un pays résolument hostile à l’émancipation des femmes, Victoria se retranche en Angleterre. Elle y finit ses jours dans l’amertume, s’adonnant à une passion peu courante à l’époque : la course automobile… Lessivée par des années de combats infertiles, Victoria Woodhull renie ses idéaux et meurt en 1927. Les Anglaises obtiendront le droit de vote complet l’année suivante.
Initialement publié sur Slate.fr
Bibliographie
- Mariana Brandman, “Victoria Woodhull,” National Women’s History Museum, 2022.
- Mary Pilon, “Decades Before They Had the Vote, Women Launched Their Own Stock Exchange,” History, 2 novembre 2018.
- Ronald Creagh, « Victoria Woodhull ou le libre échange amoureux », Femmes de conscience. Aspects du féminisme américain (1848-1875), Paris : Presses Sorbonne Nouvelle, 1994.
- “Arrest of Victoria Woodhull,” The New York Times, 3 novembre 1872.
