26 avril 1986. Un samedi, au beau milieu de la nuit. Andreï Gluckhov, spécialiste de la sûreté nucléaire, est réveillé par une lointaine explosion. Ou était-ce seulement un rêve ? Dans son appartement, au cinquième étage d’un immeuble de Prypiat, Andreï frotte ses paupières et jette un regard éteint à sa montre. Il est une heure et demie du matin. Bâillant, l’homme ajuste son oreiller en se rassurant : la centrale de Tchernobyl qui pétarade n’est pas un fait exceptionnel, après tout… Quelques minutes plus tard, il sombre à nouveau dans le sommeil.
Le lendemain matin, Andreï se décide tout de même à passer un coup de fil à ses collègues, en permanence à la centrale. S’il est de congé ce samedi, il garde en tête cette explosion à demi-rêvée, et souhaite effacer les doutes qui assaillent régulièrement cet homme prudent. Il est, après tout, responsable de la conduite des opérations de Tchernobyl en toute sécurité.

Au bout du fil, son collègue n’a pas de bonnes nouvelles. « Va jeter un œil à ta fenêtre » lui conseille-t-il d’un ton énigmatique mêlé d’accablement.
Andreï s’exécute, le cœur battant. Depuis son balcon, qui domine Prypiat, il n’a aucun mal à discerner la centrale, pourtant distante de vingt kilomètres au sud-ouest : un épais nuage de fumée, s’échappant d’un des réacteurs principaux, révèle son emplacement. La centrale de Tchernobyl a effectivement été la victime de deux explosions dans la nuit. Et le songe d’Andreï vire aussitôt au cauchemar.

Abattu, l’homme raccroche et reste, quelques minutes, suspendu à la silhouette métallique de la centrale. Que s’est-il passé ? Son regard passe des cheminées, hérissées dans le ciel ukrainien, au nuage radioactif, puis tombe enfin sur la ville de Prypiat. La cité a été bâtie à partir de rien en 1970, afin de loger les employés de la centrale – une « ville de l’atome », comme on les appelle familièrement. Celle-ci avait tous les traits d’une ville moyenne relativement prospère, avec près de 50 000 habitants, une centaine d’écoles, un hôpital, deux stades, trois piscines, trente-cinq aires de jeux pour enfants… et même un parc d’attraction aux installations flambant neuves.
Mais les résidents de Prypiat sont de nature optimiste, et malgré l’incident survenu dans la nuit, le quotidien des habitants n’est pas dérangé. En fait, la plupart d’entre eux ne prendront la mesure de l’événement que le lendemain midi.

Ce samedi, le 27 avril, un drôle de sentiment plane dans les airs – accompagné de niveaux mortels de radiation, qui ont déjà conduit une cinquantaine de résidents à l’hôpital et au moins un au cimetière. Des bus ont été dépêchés sur place, sous la supervision des autorités militaires. Dans l’atmosphère règne une étrange sensation de calme précédant la panique. Dès 14 heures, elle ne tarde pas à se faire plus prégnante encore, à l’annonce suivante :
A l’attention des résidents de Prypiat ! Le conseil municipal vous informe qu’en raison de l’accident survenu à la Centrale Nucléaire de Tchernobyl, les conditions radioactives des environs se dégradent d’heure en heure. Le Parti Communiste, ses responsables et les forces armées prennent les mesures nécessaires pour lutter contre ce fléau. Néanmoins, dans l’optique de garder les habitants en sûreté ainsi qu’en bonne santé, les enfants étant notre première priorité, nous devons évacuer temporairement les citoyens des villes environnantes de la région de Kiev.
Ainsi l’évacuation commença, un jour et demi après l’accident nucléaire. Andreï embarqua dans l’un des bus mis à la disposition des résidents de Prypiat, mais à mi-chemin de sa destination, Kiev, il prit congé de sa famille pour retourner travailler à la centrale en proie aux procédures d’urgence.
Lorsqu’il revint sur les lieux, la plupart des gens avaient déjà évacué ou s’apprêtaient à le faire. Cette désertion précipitée, durant laquelle les habitants furent sommés de n’emporter avec eux que le « minimum vital », allait conférer à Prypiat ses allures fantomatiques et inquiétantes, d’une ville figée dans le temps. Les horloges des maisons environnantes, d’ailleurs, retranscrivent bien cette idée : toutes leurs aiguilles pointent midi moins cinq, l’heure à laquelle l’électricité a été coupée.

Andreï Gluckhov travaillera à la centrale trois années supplémentaires, malgré une radioactivité qui contamine plantes et animaux, courbe les forêts et rougit les troncs des arbres. La vie sauvage, pourtant, refait son apparition avec l’absence des hommes. Peu à peu, jour après jour, centimètre par centimètre, la nature reprend ses droits sur le site de Prypiat. Les blocs d’appartements s’émiettent, des pousses traversent le béton des salles de classe, tandis que le parc d’attraction, qui n’ouvrira jamais ses portes, se couvre de rouille. Mais plus qu’une destination qui ravit les amateurs de frissons et de villes désertes, Prypiat est un symbole : celui de l’atome-roi, avertissant que l’abandon et de la désolation guettent ce que l’humanité ne peut tenir sous contrôle.
Sources:
- https://www.nytimes.com/interactive/2014/04/27/science/chernobyl-capping-a-catastrophe.html
- https://en.wikipedia.org/wiki/Pripyat
- https://www.livescience.com/39961-chernobyl.html
- Foer, D. Thuras, E. Morton, Atlas Obscura: An Explorer’s Guide to the World’s Hidden Wonders, Hachette, 2016.
- https://en.wikipedia.org/wiki/Chernobyl_disaster