C’est l’une des pages les plus énigmatiques de l’histoire de la marine marchande : en 1872, un navire-fantôme est découvert au large des Açores. A son bord, pas âme qui vive, ni aucun signe expliquant l’abandon du vaisseau. Qu’a-t-il bien pu arriver au Mary Celeste ?
Nous sommes le 7 novembre 1872, et Benjamin Briggs vient tout juste de se réveiller dans sa chambre d’hôtel new-yorkaise. Son premier réflexe est de scruter l’horizon : cela fait presque deux semaines que le mauvais temps l’empêche de prendre la mer… Mais aujourd’hui, le ciel paraît clément, et un sourire accroche la barbe brune du capitaine Briggs. Sans plus attendre, il se rend au port de Staten Island afin d’assurer les préparatifs du départ, accompagné de sa femme et de sa fille de 2 ans, qui l’accompagneront dans l’aventure.
Le silence de la mer
Benjamin est un vrai loup de mer, officiant depuis dix ans au grade de capitaine. Son père Nathan était lui-même un marin d’expérience, précipitant ses cinq fils à prendre un jour les sentiers écumeux de l’océan. Comme le souligne un vieux proverbe, « la mer permet tout pourvu qu’on la respecte ». Benjamin ne se laisse pas aller, malgré l’expérience, à bâcler les préparatifs du départ. Il a sélectionné avec soin son équipage : aucune traversée ne doit être prise à la légère. Après un examen minutieux du navire, le Mary Celeste est enfin autorisé à larguer les amarres, et ce n’est déjà plus qu’une silhouette fantomatique tranchant la brume hivernale du port de New York. Destination : Gênes, Italie, à six mille kilomètres de là. Pourvu que le vent soit bon.
Le 5 décembre de la même année, exactement quatre semaines plus tard, David Reed Morehouse est à la barre du bâtiment canadien Dei Gratia qui navigue près des Açores – à environ 1300 kilomètres des côtes portugaises – lorsqu’un membre d’équipage surprend à la longue-vue un navire droit devant. Le capitaine Morehouse n’a pas l’ombre d’un doute : il s’agit bien du Mary Celeste, dont il a rencontré le capitaine quelques semaines plus tôt sur les docks new-yorkais. Mais le navire aurait dû atteindre sa destination depuis bien longtemps déjà… Depuis la cabine de pilotage, Morehouse fronce les sourcils. Il ne reçoit aucune réponse aux signaux que ses hommes envoient, et n’aperçoit pas âme qui vive sur le pont principal du bateau. D’un signe de tête, le capitaine dépêche son second et un membre d’équipage inspecter le Mary Celeste.

A l’abordage du fantôme
Lorsque Oliver Deveau et John Wright reviennent faire leur rapport dans la cabine du capitaine, ils affichent une mine singulière. Leur incompréhension paraît vite légitime : ils n’ont trouvé personne à bord. Aucun signe des sept marins sans histoires, ni de Briggs ou de sa famille. Pourtant, rien n’indique un abandon précipité du navire : il reste six mois de vivres dans les cales, la cargaison d’alcool à destination de Gênes s’y trouve toujours, tout comme les objets de valeur des marins, disposés négligemment dans leurs quartiers. La dernière note dans le journal de bord date du 25 Novembre et n’évoque aucune situation à risque rencontrée par l’équipage du Mary Celeste…
Tout porte alors à croire qu’il s’est purement et simplement volatilisé. Seul indice : un canot de sauvetage manque à l’appel. Qu’est-ce-qui a donc conduit le capitaine et sa demi-douzaine de marins aguerris à quitter le navire ? L’énigme du Mary Celeste venait tout juste de naître, un mystère qui n’aurait de cesse de s’épaissir au fil des années.

Incapable de faire la lumière sur cette étrange affaire, Morehouse décide de rapatrier le bateau fantôme jusqu’à Gibraltar, où les tribunaux maritimes le feront pour lui. Il divise son équipage en deux : trois hommes dont Deveau devront mener le Mary Celeste à bon port tandis que les cinq marins restants prendront les commandes du Dei Gratia. Au prix de grands efforts, tous atteignent l’enclave britannique sains et saufs.
Au tribunal de l’irrationnel
Les audiences débutent le 17 Décembre et sont présidées par un procureur général du nom de Frederick Flood. Ce dernier est convaincu, en dépit du manque de preuves, qu’un crime a été commis… Rien d’étonnant de la part de ce juriste de sinistre réputation, « d’une arrogance et de manières pompeuses inversement proportionnelles à son Q.I. ». Lors de l’examen attentif du navire, on a retrouvé l’épée du capitaine, vraisemblablement maculée de sang ; une enquête postérieure révèlera qu’il s’agissait en réalité de traces de rouille.
Morehouse est toutefois soupçonné d’avoir conclu un marché avec Briggs en inventant cette affaire rocambolesque dans une tentative pure et simple d’arnaque à l’assurance. Un témoignage indique en effet que les deux capitaines ont dîné ensemble dans le port de New York, quelques jours avant le départ du Mary Celeste. Résultat, Morehouse ne tirera que 1700£ du bateau secouru – soit un cinquième de la valeur réelle du navire et de sa cargaison – et sa réputation se trouvera gravement entachée par les accusations portées à son encontre… Très vite, d’autres solutions sont proposées, toutes plus farfelues les unes que les autres.
![Monstre_marin_avec_une_figure_[...]_btv1b84054215_1](https://thestorytellershatfr.files.wordpress.com/2017/04/monstre_marin_avec_une_figure_..._btv1b84054215_1-e1562497410739.jpeg)
- Les cales du navire abritant une grande cargaison d’alcool, l’équipage se serait laissé aller à la boisson et serait entré dans une folie meurtrière, assassinant le capitaine et sa famille. (Néanmoins, il est utile de préciser qu’il s’agissait d’alcool dénaturé, donc impropre à la consommation.)
- Des gaz toxiques émanant de la cale bourrée d’alcool auraient conduit le capitaine à ordonner l’abandon du navire, ce afin d’éviter tout risque d’intoxication ou d’explosion. C’est l’un des scénarios les plus plausibles.
- Une « trombe marine » (sorte de tornade sur les flots) se serait déchaînée dans le sillage du bateau, évacué en toute hâte par les marins saisis d’effroi. Les variantes de cette version incluent des tremblements de terre sous-marins voire même des attaques de monstres des profondeurs, tels que les calamars géants ou les… crabes mangeurs d’hommes (si, si).
- Un Afro-Américain se serait glissé à bord et sa haine pour les personnes à la peau blanche l’aurait poussé à l’irréparable. (Cette histoire fut inventée par le jeune Arthur Conan Doyle, alors âgé de 25 ans, et je ne sais pour quelle raison elle fut considérée comme une éventualité par les spécialistes de l’affaire.)
- Le capitaine et son second se seraient défiés lors d’une compétition de natation autour du bateau, mais pas un concours de circonstances, tous les marins venus assister au spectacle auraient fini par passer par-dessus bord, le bateau dérivant ainsi sans que personne ne puisse y remonter. (Selon cette théorie riche en détails, le seul survivant parvient néanmoins à détacher le canot de sauvetage et rejoint les Açores, où il change d’identité de peur d’être impliqué dans le mystère qui plane autour de l’enquête.)
- Des extraterrestres auraient débarqué sans prévenir dans leurs soucoupes volantes puis emmené les pauvres marins avec eux dans la quatrième dimension. (Une autre hypothèse paranormale évoque le légendaire Triangle des Bermudes – bien que les faits se soient déroulés à des milliers de kilomètres de sa localisation.)
- Des pirates issus d’Afrique du Nord auraient abordé le navire et tué son équipage (mais pourquoi alors Morehouse aurait-il trouvé le bâtiment déserté et plein à craquer d’alcool et de vivres ?)
- Des rats très agressifs se seraient dissimulés dans les cales du Mary Celeste et, après absorption de quelques gouttes de l’alcool qui y était entreposé, se seraient brusquement laissés tenter par la chair humaine. Pris de panique, les marins auraient mis à l’eau le radeau de sauvetage, mais après quelques coups de rame, auraient réalisé que les rats les suivaient à la nage…
- L’équipage aurait accosté sur une petite île et, après avoir jeté l’ancre et fait quelques pas sur le plancher des vaches, aurait réalisé trop tard que l’île en question n’était autre qu’une baleine faisant surface… L’animal aurait aussitôt replongé, emportant par le fond les marins médusés – et laissant leur bateau intact bringuebaler à sa surface.
Un siècle et demi plus tard, le mystère reste entier, et le Mary Celeste a acquis la sombre réputation de bateau-fantôme le plus célèbre au monde. Son histoire sera maintes fois racontée et déformée : dès 1883, le Los Angeles Times inventait qu’un feu brûlait toujours dans la cuisine du navire, ou que la dernière entrée dans le journal de bord aurait été rédigée une heure avant la découverte de Morehouse.
Une chose est néanmoins certaine : ni le capitaine Briggs et sa famille, ni aucun membre d’équipage ne sera revu après les faits… Ce qui donna à Brian Hicks le sentiment que « le bateau-fantôme pourrait être la meilleure illustration du vieux proverbe qui dit que la mer ne livre jamais ses secrets. »
Références
- Alain Decaux, Grands Mystères du Passé (1964), Librairie Académique Perrin, éditions de Trévise, pp. 387-411.
- Henry C. Kittredge, The New England Quarterly, vol. 15, no. 4, 1942, pp. 729–730, JSTOR.
- Sarah Pruitt, « What happened to the Mary Celeste? », History, 21/7/2015.
- Jess Blumberg, « Abandoned Ship: The Mary Celeste », Smithsonian Magazine, nov. 2007.
- Lionel & Patricia Fanthorpe, The World’s Greatest Unsolved Mysteries (1997), Dundurn.
- Mondes Étranges n°39, « Mary Celeste : le célèbre bateau-fantôme fait encore des vagues », Diverti Editions.